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Franchir les limites


 Quand ils ont annoncé la fermeture des écoles, j’ai pensé « ok, mais moi je continue à travailler au bureau. Pas parce que je dois, mais parce que je veux ». Je n'étais pas encore capable d'imaginer autre chose. Je me suis dit que le papa et moi, on allait pouvoir alterner télétravail et bureau deux-trois jours par semaine et que, comme ça, je garderais ma liberté. Je n’ai pas mesuré tout de suite qu’en fait trois jours plus tard, les réunions importantes, ça serait fini, même pour moi. Je me suis retrouvée une fin de semaine collée à la maison, à gérer les enfants seule - parce qu'il avait toujours, lui, des réunions - et à me demander comment j’allais faire, avec un ordinateur, pour mes vidéoconférences et les cours des enfants.  

Le troisième jour, j’ai fait une espèce de crise. Je n’en pouvais plus, de ne pas sortir, ce qui était relativement incompréhensible puisqu’en fait, je suis quelqu’un qui sort peu. Casanière. Intellectualiste. Toujours en train de penser. Je rêve à la fenêtre - je l’ai toujours fait, chez moi, au bureau, dans le métro. Je pars tôt, je rentre tard. Pas pour sortir, pour travailler. Ces derniers mois, je ne vais pas souvent chercher les enfants à l’école. Je travaille. Tout le temps. J’aime ça. Je maîtrise. Je contrôle. Quand je ne maîtrise pas, que les gens sont trop durs à gérer, quand j’ai peur, de ne pas y arriver, d’avoir trop, je pleure un bon coup et puis ça passe. Le lendemain j’ai les yeux gonflés. Puis je travaille. Je retrousse mes manches. Je pense. Je produis. Des papiers. Des tableaux. Des projets. Je rends des comptes. Ça a d’ailleurs été un problème, parce qu’apparemment parfois, je fais peur. C’est trop, pour les autres. C’est dur pour moi aussi. J’en ai beaucoup parlé avec un collègue. Ça nous a rapprochés. Il est un peu comme moi, mais lui ne fait pas peur, puisqu’il est le chef. C’est normal qu’il travaille beaucoup. On travaille à deux, ensemble. On parle de nos dossiers. On échange. On rit, on se comprend. Parfois, on prend du bon temps ensemble et toute cette énergie incroyable que nous sommes capables de donner au travail passe par nos corps, les traverse. Parfois, j’ai l’impression que je l’émerveille, tant charnellement que professionnellement, et ça me réchauffe. J’en suis toute étonnée, car il a l’air de tenir à moi, vraiment. 

Mais maintenant, je suis à la maison. Avec mon mari. On s’entend bien, depuis le temps, on se connaît. On travaille chacun de son côté - lui râle un peu parce que je suis bordélique, mais ça va. Ça se passe. Comme depuis des années. Je me demande si l’autre me manque. Je ne suis pas sûre. 

L’autre jour, à la fin de la deuxième semaine, il m’a appelé. On avait prévu que je vienne au bureau un jour, pour se voir - j’aurais pris des dossiers, ma plante et on se serait vu, parmi les couloirs vides. Mais il m’a dit que ce n’était pas prudent, qu’il valait mieux se protéger, que je reste chez moi. Mais que si je voulais, on pouvait se faire une vidéoconférence pour parler des dossiers. J’en suis restée sans voix. Mon cœur s’est serré, j’ai dit « ok » puis j’ai raccroché. J’ai pensé « L’enfoiré. Il ne va pas prendre le risque de se faire contaminer par moi ». Mais ça sonnait faux, alors je l’ai rappelé. Je lui ai dit que je voulais venir quand même, parce que je voulais le voir. Il m’a répondu « D’accord. Viens, j’ai envie de te voir aussi. T’as eu raison de rappeler ».

J’y suis allée. J’ai mis des gants et un masque. Quand je suis arrivée, j’ai enlevé tout ça et mon manteau, mais j’ai gardé les distances de sécurité. Tout cela était irréel. En une semaine, les codes avaient changé. On ne savait pas trop si on pouvait s’embrasser. J’avais un jean un peu court et il a touché ma cheville. Puis mes jambes, à travers le jeans. Il m’a encore fallu du temps, on a beaucoup parlé. 

Après, je lui ai dit « On fait tout ce qu’on ne peut pas faire ». On s’est serré très fort dans les bras. Comme à chaque fois, on se dit que c’était peut-être la dernière fois - généralement, on se dit ça à cause du boulot, de nos familles respectives, de l’amour, du désir, toutes ces choses compliquées impossibles à maîtriser et maintenant, en plus, il y a le coronavirus. 

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