Accéder au contenu principal

Entre-deux

Il y a quelques jours seulement, une procession passait encore dans notre rue à Hujuapán de León. A l’heure où l’Italie enterre ses morts par dizaines, la ritualité entourant la mort est toujours tangible ici au Mexique. Je pense à ces gens qui enterrent leurs proches. Iels ne sont nulle part, coincés entre deux réalités: leur corps est là mais leur esprit ne rêve que d’être ailleurs. Un entre-deux, voilà ce que représente cette réalité historique à mes yeux. 

Entre deux pays

J’observe, j’écoute et je perçois ce que vivent mes proches en Belgique. Je vois, je questionne et je ressens la situation mexicaine. C’est un peu comme observer une avalanche s’approcher en ayant les jambes figées par la peur. Il y a quasiment 500 cas de Coronavirus dans le pays de la Corona et les chiffres ne font qu’augmenter. En me tournant vers l’Europe, je pressens ce qui nous attend d’ici quelques semaines. Il faut que le monde arrête de tourner. Mon téléphone sonne, lui n’arrête jamais de sonner. Ma famille est chaque jour plus inquiète pour moi et moi pour elle, la distance n’aide pas et le confinement engendre la paranoïa. Mais ce fourmillement doit s’arrêter. Ces images de gens coincés dans les aéroports me glacent le sang. Je décide de rester. Revenir en Belgique revient à m’exposer dans un aéroport plein à craquer de touristes chassé⋅e⋅s de leur lieu de vacances et désespéré⋅e⋅s de vivre le confinement chez eux/elles. En m’exposant, j’expose les mien⋅ne⋅s et ça, hors de question. Faire ce choix, c’est aussi une forme de lâcher prise. Je ne peux plus rien faire, j’attends l’avalanche en espérant que je pourrai réagir. J’ignore quand je pourrai revenir mais je l’accepte. Cela tombe bien, je viens de terminer un livre sur la pleine conscience. 

Entre rires et pleurs

J’oscille entre joie et tristesse, je suis comme un tsunami d’émotions. J’ai d’abord ri quand le président mexicain Andrés Manuel López Obrador (AMLO) a sorti ses grigris lors d’une conférence de presse consacrée au Coronavirus: un billet de deux dollars rangé soigneusement dans son portefeuille. Heureusement que cela allait nous sauver. Ses déclarations ont provoqué, dans un premier temps, une sensation d’invincibilité des Mexicain⋅e⋅s. Dans un pays frappé par une violence imparable, « un virus ne viendra pas à bout de nous ». Cette tactique populiste a fonctionné, les masses ne se sont pas inquiétées et ont continué leur vie propageant encore davantage le virus. Je me sentais terriblement seule avec mon inquiétude. Heureusement, le président semble peu à peu comprendre l’ampleur du phénomène et incite désormais les Mexicain⋅e⋅s à rester à la maison pour ceux et celles qui le peuvent. Ouf, soulagement. 

Mes yeux sont constamment mouillés comme s’ils étaient prêts à déverser un torrent. Première occasion : le discours d’AMLO qui incite les filles à s’occuper de leurs parents pendant cette période de crise comme si la société mexicaine n’était pas assez machiste. Deuxième occasion : un message « Comment vas-tu ? » envoyé à un ami anglais. Une réponse froide : « je ne sais pas comment te le dire, je l’ai ». L’étau se resserre. Mes parents m’appellent : « ton ancien prof de théâtre l’a », me chuchote ma mère. Troisième occasion : une photo du métro de Mexico City bondé alors que les autorités recommandent de rester chez soi. Mais si seulement iels avaient le choix. La précarité du travail au Mexique et la survie au jour le jour de plus de 56% de la population mexicaine ne laisse pas de place au distancement social. Le confinement est ici un privilège auquel la majorité n’a pas accès. L’avalanche ne fait que gonfler et je sens, chaque jour, le pays plus démuni pour y faire face.  

Entre drame et bonheur 

D’une part, il y a le drame que représente l’enfermement pour toutes les femmes qui subissent des violences. Je ne peux penser à autre chose, surtout au Mexique. Le taux de féminicides ne fait qu’augmenter depuis les dernières années : en 2019, 976 femmes ont été assassinées. Ce confinement n’aidera pas, les chiffres risquent d’augmenter. Impuissance. Une larme coule sur ma joue. J’allume la télé et l’écran n’est qu’un rappel édulcoré de la réalité via la normalisation des féminicides et de la violence patriarcale dans les telenovelas qui prônent un amour romantique possessif. 

D’autre part, le confinement est une opportunité pour certain⋅e⋅s de se rapprocher, de s’unir face à une situation historique et de mener à bien toutes leurs envies. Notre corps est là, prêt pour ce contact physique, mais est-ce que notre esprit y est vraiment ? Cette situation nous bloque-t-elle dans une angoisse du futur ou nous libère-t-elle en ne portant attention qu’au présent ? Mon parti pris: vivre le présent et nous retrouver sur la chanson la plus adéquate « Como si fueras a morir mañana » de Leiva.

Entre noces et divorces

Pour les gens en couple, le confinement c’est l’occasion d’être à deux mais surtout rien qu’à deux. C’est faire face à tous les aspects de l’autre, l’accepter à bras ouverts ou le rejeter pour s’enfoncer encore davantage dans le confinement. Le taux de divorce après le confinement a augmenté en Chine. Pouvons-nous être confinés tout en ayant sa liberté et en respectant celle de l’autre? Il semble que cela ne soit pas aussi évident. La peur d’être seul⋅e nous pousse peut-être dans des relations où nous tolérons seulement l’autre maximum 6 heures par jour, la routine nous servant souvent d’échappatoire. Mais ici, ce virus nous oblige à tout partager. Sommes-nous vraiment prêt-e-s à être ensemble ?

Entre désespoir et solidarité 

Le matin, les gens m’inspirent: leur solidarité, le travail du personnel de santé et de ceux et celles qui font tourner la société. Les gestes de solidarité de mes ami⋅e⋅s me redonnent le sourire. Le soir, iels me désespèrent. Leurs plaintes continues, leur ennui et leurs critiques envers les autres me désespèrent. Quand iels travaillent, ils se plaignent et voudraient être chez eux. Quand iels sont chez eux, iels se plaignent car iels n’ont pas la possibilité de sortir. C’est plus l’injonction de ne pas sortir qui les frustre plutôt que le fait de ne pas sortir en lui-même. Ces vidéos de célébrités expliquant leur routine et donnant des conseils pour ne pas s’ennuyer m’écoeurent. Non seulement le virus s’est propagé grâce aux privilégié⋅e⋅s mais iels se plaignent d’être enfermé⋅e⋅s. Je fais partie des privilégié⋅e⋅s et je refuse que cela me représente. 

Entre promiscuité et paranoïa 

Le confinement est propice au réconfort d’un contact physique avec nos proches. Nous sommes avides de ce contact que nos écrans nous invitent à limiter. Dimanche passé, la tante de mon copain est venue manger à la maison. Elle m’a saluée de loin en gardant ses distances. Soulagement. Une heure plus tard, elle m’a emmenée en ville pour m’acheter une robe. Je l’ai remerciée et en retour, elle me prend dans ses bras. Mon cerveau est perdu, entre les injonctions de distanciation et la réaction attendue dans ce genre de société où le contact humain est essentiel. Je décide de lâcher prise : de toute façon, c’est trop tard. C’est un mécanisme perfide : refuser le contact ici revient à considérer l’autre comme un⋅e pestiféré⋅e. 

Aucun cas dans la ville où je suis… pour le moment ; les gens continuent leur vie. Ils en parlent tandis que moi je me confine, volontairement. Il y a quelques jours, je suis sortie faire des courses: j’avance comme une ninja changeant de trottoir dès que je croise des gens. J’ai le malheur d’éternuer, les gens se retournent et murmurent : coronavirus. Surprise, je comprends leur réaction qui n’est que légitime face aux européen⋅ne⋅s privilégié⋅e⋅s. Le coronavirus n’aurait pas pu porter mieux son nom. C’est le virus qui a couronné d’abord les privilégié⋅e⋅s, il n’épargne personne, pas même Harvey Weinstein qui s’est senti protégé par son statut et son pouvoir dont il a abusé impunément jusqu’à son procès récent. Ce sont ces mêmes privilégié⋅e⋅s qui ont répandu le virus, notamment au Mexique. Les retombées font peur et risquent d’augmenter la violence dans une lutte effrénée pour la survie. Le pays a en effet vécu une année 2019 qui détient le sombre record du nombre d'homicides : 35 588 personnes ont perdu la vie principalement dû au crime organisé. L’impact du coronavirus pourrait être dévastateur.

Ce virus est une violente piqûre de rappel de l’inégalité des gouvernements et de ses systèmes. Il agit, perfide, comme un dénominateur commun qui permet de comparer les pays et leur (in)efficacité à gérer ce fléau. Plus qu’une piqûre de rappel, c’est une claque à notre système capitaliste et à cette globalisation qui a engendré une diffusion en un temps record. À l’image de notre système capitaliste, il retombera sur les plus défavorisé⋅e⋅s. Plus qu’un coup à l’économie, c’est un fossé qui se creuse entre les classes sociales et qui affecte la vie de milliers de personnes, directement pour ses victimes et indirectement pour qui le confinement représente une menace économique, physique ou mentale. J’ai doublement peur : pour mon pays d’origine et pour mon pays d’adoption.

Commentaires