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« Loin des yeux, loin du cœur »

« Loin des yeux, loin du cœur », disait-on. À l’aube du confinement, tu m’avais quittée par téléphone. La tristesse appuyait sur mon sternum, la cage thoracique broyée, à chaque respiration c’était bagarré.  On s’était pourtant revus quelques fois, s’embrassant et faisant l’amour comme des amants. Mais, à l’appel du virus et de la mort qui se propageait sur tous les continents, nous nous sommes confinés. Malgré l’envie irrésistible de nos corps voulant s’emmêler l’un à l’autre, nous étions finalement séparés.

 

« Loin des yeux, libidineux ». Au début, nous étions retirés chacun chez soi, tels un ours dans sa tanière et une loutre dans son terrier. Tout a commencé par une simple question à laquelle tu as répondu immédiatement, fait inhabituel pourtant. Et là, sous nos yeux, s’est déployé une parade amoureuse par sms où l’on faisait l’amour chaque matin, on s’envoyait des tuyaux culturels la journée et on s’appelait complètement ivres en soirée. C’était devenu ça, partager. Parfois, on s’envoyait un texto, l’autre ne répondait que quelques heures plus tard, il y avait un air de « bouteille à la mer », c’était d’un sexy. Nos cœurs et nos langues se déliaient face à la lie du vin, et du soir au matin, on réinventait le nous ; ce nous dont on ne voulait plus, et qui jailli tel un absolu.

 

« Loin des yeux, délicieux ». Plus j’apprends à voir qui tu es, plus je désire ta présence. Faisant l’effet d’une cure de désintox où tout était nouveau et stimulant, le confinement sauvait notre aimant. Telle une huître à qui on avait ouvert la gueule pour l’asperger de citron, j’étais à vif et tous mes sens étaient décuplés. La fabrique à fantasmes fonctionnait du tonnerre et j’en étais fière. Ton corps cambré, j’arrivais à te faire jouir au-delà de la distance, au-delà des barrières psychiques et des frontières physiques, une véritable orgie du cerveau.

 

« Loin des yeux, oublieux ». À ne plus te voir, j’ai dû imaginer ton visage, ton regard, tes mains, ton corps, ton odeur. J’ai dû inventer ta présence et ton toucher. Bizarrement, c’était comme si tu étais mort, ton absence se faisait de plus en plus lourde au fil des jours, au fil des mois. J’avais peur de t’oublier, oublier les traits de tes yeux, de ta bouche, oublier le son de ta voix, et la chaleur de ton rire. Je me demandais si j’avais rêvé, si c’était vraiment arrivé que nous nous étions enfin rapprochés. Étais-je devenue folle ? Avais-je des hallucinations ? Pour en être certaine, je me pinçais le bras. J’avais mal, aucun doute, c’était bien là.

 

« Loin des yeux, prodigieux». Confinement arrêté, semi-liberté annoncée, nos corps pouvaient enfin se retrouver. La première fois que l’on s’est revu, j’avais peur. J’avais oublié le goût des souvenirs et le sel sur tes lèvres. Allais-je encore te plaire ou étais-je devenue le produit de tes fantasmes ? Je prends le risque, je fonce me blottir tout contre toi, et sentir les battements de ton cœur, pour une envolée romantique pleine de douceur.

 

« Loin des yeux, consciencieux ». Depuis le début du confinement, cela fera quatre fois que l’on s’est vu. Quatre fois en cinq mois ce n’est pas grand-chose, mais c’est ce qu’il faut pour se protéger, surtout quand on travaille dans un supermarché. Suis-je porteuse du virus ? Vais-je le lui transmettre ? Il a la quarantaine, et moi la vingtaine, vais-je prendre le risque de la santé pour un peu d’intimité ? Il n’en est rien, je veux sauver nos vies avant tout, sinon à quoi bon essayer de nous sauver ? 

 

« Loin des yeux, être heureux ». À bien y regarder de plus près, le confinement est, comme le dirait Preciado[1], une « conjuration des losers » où les couples séparés peuvent s’inventer une nouvelle réalité dans laquelle ils ne devraient plus se côtoyer jusqu’à en crever. La place qui était alors réservée aux embardées est laissée aux sentiments. Laissant cours à tout notre amour, cet amour ressurgissant au temps du confinement. À ce moment-ci, on réinvente notre couple de la plus belle des manières, tout doucement et en s’apprivoisant. 

 

Être loin des yeux nous a rendus victorieux. Putain de proverbes à la con.

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