Un mardi sur deux, je tente ma chance. Je compose ce numéro, inchangé depuis des décennies, transféré depuis une vie de village de banlieue nantaise vers une vie en résidence urbaine pour personnes âgées : je téléphone à Tante M.
Tante M est la seule personne au monde que j’appelle « Tante-quelque-chose ». J’ai des tonnes de tantes par ailleurs, que j’appelle par leur simple prénom, mais Tante M est d’une autre génération, elle est la sœur de mon grand-père. Tante M a quatre-vingt-dix ans. Elle vit dans cette résidence depuis quelque mois, décision prise par la famille suite au décès de J.
J, elle, n’est pas quelqu’une qu’on appelle « tante ». Ah non non, « tante », c’est un titre réservé aux liens de sang et aux liens sacrés du mariage. Aussi, j’ai sept tantes validées par l’ADN, sept tantes validées par leurs unions sacrées avec mes oncles de sang, ainsi que deux ex-tantes dont j’ignore si ce système m’autorise à les considérer comme tantes, dès lors qu’un divorce les a reléguées hors famille. J’ai par ailleurs un certain nombre de grand-tantes, sœurs et belles-sœurs de mes grands-parents. Néanmoins, Tante M est la seule que je connaisse réellement.
Mais alors quel statut pour J, cette « bonne amie » qui partagea la vie de Tante M durant presque soixante ans ? Ni contrat biologique, ni contrat religieux avec moi, avec mes parents, ma sœur, mon frère, mes cousin·es, mes oncles et tantes… J restera donc J, pour l’éternité.
Pourtant, J avait une place sociale équivalente à celle de Tante M, au sein de la famille. Systématiquement associées lors de toute annonce, invitation, réunion, « Tante-M-et-J » ponctuaient le champ lexical familial telle une locution invariable. Elles vivaient à Nantes, dans des appartements mitoyens, dont l’un servait en réalité d’atelier et de débarras. Elles possédaient aussi cette seconde résidence à la campagne où elles demeuraient à plein temps ces dernières années. Toute leur vie s’organisait à deux : repas pour deux, appartement en bord de mer pour deux, deux inscriptions pour ce cycle de conférence, vous m’en mettrez deux de chaque madame la boulangère, deux tickets pour la séance de 19h s’il vous plait… Tante M était connue pour son caractère pointu, quand J venait arrondir soigneusement tous les angles. Tante M me fascinait pour son austérité de façade qui cachait beaucoup de malice, quand J animait tous mes réveillons et mes étés d’enfance.
Alors, on pourrait se dire que ce n’est qu’un mot, que J endossait pleinement le rôle de tante sans en posséder le titre, mais que ce titre était compensé par notre amour pour elle. On pourrait se dire que « Tante-M-et-J » étaient des figures grand-maternelles au même titre que Mamie. On pourrait se dire qu’elles était un couple comme un autre dans cette gigantesque famille bourgeoise, où l’on tait les mots qui dérangent l’ordre patriarcal mais où l’on s’amuse quand-même à penser que ces deux là s’envoyaient peut-être en l’air. Tante M et J, lesbiennes ?? Mais noooon, c’est juste que Tante M a trop mauvais caractère pour partager la vie d’un homme et J a refusé de donner sa main à un type, dans le passé. Tante M et J, un couple ?? Mais noooon, elles ont chacune leur chambre, regarde. Tante M et J, des amantes, des amoureuses ?? Mais noooon, ce sont des amies fidèles qui se tiennent compagnie. Hors de question d’imaginer que Tante M et J aient pu se choisir l’une l’autre.
À partir de 2013, lorsque le « mariage pour tous » a été voté en France, Tante M et J eurent de nouvelles perspectives. Leur engouement lors de mon coming-out, puis lors de celui de ma cousine, leurs questions pressantes sur nos « bonnes amies » à nous, leur émotion (et leur générosité !) le jour de mon mariage, leur intérêt tout nouveau pour nous quatre, petites-nièces et leurs amoureuses, qui étalent leur statut conjugal et se permettent de faire famille au nez et à la barbe du patriarcat…
Lorsque J est tombée très malade, le mariage fut même envisagé.
Et puis J est décédée. Et Tante M s’est doucement abîmée dans le chagrin, perdant pied avec ce vieux monde hétéro qui ne pigeait décidemment rien de son existence.
Et puis le confinement a confiné Tante M encore plus qu’elle ne l’était déjà. Isolée dans sa résidence, privilégiée de classe, elle bénéficie de tous les services nécessaires à sa survie physique. S’il lui arrivait le moindre pépin de santé, toute la famille le saurait dans l’heure. Pour le reste, c’est l’obscurité totale : les visites sont interdites, les nouvelles technologies ne sont jamais entrées dans sa vie et le téléphone reste le seul lien. Mais le téléphone sonne désespérément dans le vide. Les rares fois où elle parvient à décrocher, c’est un petit souffle irrégulier, parfois quelques mots inaudibles et surtout de grands silences que j’entends.
Le contraste est particulièrement frappant avec ma grand-mère. Elle aussi a quatre-vingt-dix ans. Elle aussi vit recluse depuis le mois de mars dans son appartement. Elle aussi fait le deuil de son bien-aimé depuis plusieurs mois. Mais Mamie a six enfants encore en vie, vingt petits-enfants et vingt-cinq arrière-petits-enfants qui redoublent d’imagination pour égayer ses journées de toutes les manières possibles. Quand je l’appelle le mardi, Mamie bavarde joyeusement au téléphone et s’extasie de cette situation rocambolesque. Elle aura tout vu !
Tante M, elle, est pour ma famille cette grand-tante acariâtre qui n’a pas fait les enfants qu’il lui aurait fallu et qui perd la boule toute seule dans sa résidence pour riches. Le coronavirus a définitivement une sexualité : il est hétéro.
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