“Je me nourris de pensées positives.” Mon téléphone vibre, comme toutes les deux heures. C’est Toobee qui me parle, l’app installée il y a quelques mois après un coup de mou. Depuis, elle me balance chaque jour une phrase feel good. Ca fait 10 jours que je n’ai pas changé de proverbe. J’ai pourtant que ça à faire, ou presque. La même phrase, pendant 10 jours, toutes les 2h. Ca fait 120 fois que je lis cette même putain de suite de mots et toujours pas de pensée positive à l’horizon. Faut dire qu’il y a une sacrée ombre au tableau et qu’elle prend de plus en plus de place : corona aux infos, corona sur les réseaux, corona dans les conversations privées, corona par la fenêtre des voisins, corona dans la rue.
Corona partout, liberté nulle part. Et dire qu’il y a trois semaines on marchait tou.te.s ensemble en s’égosillant sur des slogans qui avaient de la gueule (et des ovaires). On était fortes, on était fières. Marée humaine de 7000 personnes qui se déversait dans les rues de Bruxelles sous des fumigènes couleur lavande. On gagnait du terrain, je le sentais. Y’avait eu les Césars, le départ d’Adèle Haenel et la tribune de Despentes, le procès Weinstein et sa peine de 23 ans de prison, le podcast de Charlotte Bienaimé sur la pédocriminalité. Bref, mars 2020 sentait la poudre et la cyprine. Et puis tout s’est arrêté, comme ça, du jour au lendemain. L’odeur du souffre ne traverse pas les masques et les gants bleus c’est pas pratique pour foutre les mains dans le cambouis.
C’est moi ou on a régressé? Est-ce que ce sont des coïncidences, depuis quelques semaines, ces Unes sur “Comment les féministes sont devenues folles?” et “Angèle: subversive mais pas aggressive”. Okay le virus n’est pas une excuse pour commencer à lire Valeurs Actuelles ni Paris Match mais quand même, on dirait que tous les journalistes décérébrés en profitent pour sortir du bois. “C’est bon les gars, les féminazies sont cloitrées chez elles, c’est le moment d’envoyer la sauce!” Véridique, c’est comme ça que j’imagine leurs réunions de rédaction autour d’un café froid. Y’a qu’un café froid pour faire écrire ça. On baisse notre garde deux secondes et ça y est : ouin-ouin par ci et #notallmen par là. Dans mes “amis” Facebook les masques tombent aussi. Heureusement, j’ai du temps pour un grand ménage de printemps. Je suis sympa, je préviens : “à celles et ceux qui trouvent qu’on n’a plus besoin du féminisme en 2020, la porte c’est par là”. Personne ne part, pas grave, je les pousse dehors. 73 likes sur mon coup de gueule, 19 partages sur mon repost de “Chez Soi” de Mona Chollet, pas de doute, le monde entier est derrière son écran.
Moment idéal pour faire grimper son e-reputation, gagner des followers et booster son égo à grand renfort de likes. D’un coup, mes contacts se révèlent médecins, dirigeants politiques, économistes et coachs sportifs en devenir. C’est le grand défilé des gens qui nous expliquent comment devenir une meilleure version de nous-mêmes. Ca existe le coronasplaining? Si pas, je dépose un brevet. Moi j’ai appris le mandarin, écrit des haikus et me suis mise au yoga. Et toi? Dans ma tête, cette phrase résonne : la romantisation du confinement est un privilège de classe. Virus ou pas, interdiction de ralentir : la qualité de votre isolement se mesure à votre productivité.
Si vous êtes toujours sur le marché de la bonne meuf, pas question de se ramollir. 50 squats par jour, 100 abdos et un programme spécial confinement pour garder la ligne car au bout du tunnel, c’est le bikini body qui vous attend. Si vous êtes maman, pas d’inquiétude, voici un site avec les 1001 activités créatives à faire avec vos enfants. Vous avez envie de les coller au mur? Faites un herbier à la place. Gamin dans une main, ordinateur dans l’autre, élever et télétravailler, ce n’est qu’une question de volonté. C’est du moins ce qu’on aimerait nous faire croire. Mais moi je les vois, les cernes de mon amie maman célibataire qui, après une journée enfermée, n’a qu’une seule envie une fois sa fille couchée : dormir à son tour. Pendant ce temps là, on planifie notre prochain e-péro entre privilégié.e.s sur Skype ou Houseparty. Ma conscience des inégalités sociales, de genre, de race et de classe s’exacerbe en même temps qu’elles ne cessent de gonfler.
Sans enfant ni corps de rêve, je passe certains jours entiers en culotte sur mon lit, à profiter du rayon de soleil qui vient dorer mon teint post-hivernal. L’image est belle, je prends une photo. Celle qui aurait normalement disparue au fond de mon téléphone se retrouve sur les réseaux. Instagram, c’est plus arty. En story, ça reste moins longtemps. Tous les moyens sont bons pour me convaincre que je ne suis pas en train de faire comme tout le monde : chercher de l’attention, du contact. On (se) touche avec les yeux. Ces derniers jours je vois passer plus de peaux que d’habitude. De celles plus discrètes qui normalement ne se dévoilent pas. Les pyjamas et autres mini shorts ne suffisent pas à cacher les intentions : on a envie de se montrer, on aspire à être vu.e.s, on désire être désiré.e.s. Et le fait de ne plus se croiser dans la vraie vie rend tout ça possible, moins réel, plus libre. D’ici plusieurs semaines tout le monde aura oublié cette photo. Je n’ai jamais pris autant de selfies, probablement parce que je m’ennuie, et que je n’ai personne d’autre à photographier. Mais progressivement mon visage disparait au profit de mes seins, mes cuisses, mon ventre ou mes fesses. En scrollant dans mon album, je redécouvre mon corps. En fait ils sont pas mal ces seins, et ce ventre n’est pas si flasque. Il m’arrive même de me penser “bonne”, même si on est censées rejeter ce mot. Les manières d’être une “bonne féministe”, c'est une autre histoire.
De temps à autre, j’envoie une de ces photos à mon mec. C’est mal mais on a décidé de se voir malgré le confinement. C’est le seul être humain que je m’autorise à toucher pour l’instant. Fidélité extrême et forcée, bon exercice pour la norme à laquelle j’essaye de me conformer. On se touche tellement que j’en chope des infections urinaires. J’ai 17 ans à nouveau et en même temps l’impression que c’est la dernière fois qu’on pourra baiser avant la fin du monde alors autant en profiter. On prend le temps, parce qu’on ne doit être nulle part après. Pour mon propre plaisir je joue à la maîtresse et lui à l’élève appliqué. Si ça ne marche pas j’y mets les doigts. J’ai ma petite technique, celle qui marche à tous les coups. Et puis quand on en a assez l’un de l’autre, je rentre chez moi. Culotte, lit, soleil, vous connaissez le topo. Pas de photo cette fois, je sors l’attirail parfait : sur ma commode le petit guide de la masturbation féminine de Julia Pietri, dans mes liens favoris le site Ohmygodyes et dans mon disque dur la compilation des films d’Erika Lust trouvée sur un site d’échange de torrents entre confiné.e.s. Confinement, je prends mon temps, enfin une pensée positive.
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