En général, dans nos sociétés, quand on demande à quelqu’un·e de se définir, il·elle mentionnera son boulot.
- Je suis banquier·ère
- Je suis avocat·e
- … Prof·fe d’unif,
- Artiste
…
Moi, je suis Occupée.
Juste occupée, pas de métier, pas une passion en particulier, non. Seul mon emploi du temps plein à craquer peut me définir correctement.
Entre le cinéma, les conférences, les événements musicaux, les ateliers, les personnes que je dois voir,… je n’ai parfois pas le temps de profiter de mon appart.
Mon appart…
J’aime mon appart. Il est magnifique, grand, lumineux. Je le partage avec mon compagnon depuis quelques temps maintenant et je n’aurai pas pu rêver mieux. Je peux passer des heures à le contempler. Il est beau, apaisant. Mon appart, pas mon compagnon. Quoique lui aussi est apaisant et beau à regarder.
La vie entre nous, c’est facile. Assez imprédictible, entre son horaire qui change tout le temps, et mon emploi du temps tout aussi imprévisible.
C’est ça. Le bon mot. Imprévisible. Je suis imprévisible.
Occupée, imprévisible, et BAM, vous m’avez.
Il y a un mois, j’ai eu une nouvelle envie : je voulais faire du pain.
Fini de payer 3 balles pour un pain « bio » rempli de trous qui se finit en deux-deux. Fini de dépendre des supermarchés pour une denrée aussi indispensable.
Non, j’allais le faire moi-même. Et, sans me vanter, c’était un franc succès. Tout le monde était épaté. J’en étais fière. Je recommencerai.
MOI : 1 / CAPITALISME : 0
C’est marrant comme une « simple » interdiction peut faire vivre une même réalité différemment.
Alors qu’il y a un mois, faire mon pain me donnait un sentiment d’empowerment, aujourd’hui, confinée, cela me donne juste l’impression d’avoir perdu mes libertés.
Cela n’impressionne plus personne, moi la première. Cela semble même être normal. « Ben oui, maintenant que tu as le temps, tu peux te le permettre… ».
Ah, le temps, cette arme à double tranchant… On passe notre temps à le chercher et, maintenant qu’on l’a, il nous est toxique.
Je ne sais pas vous mais, depuis le début du confinement, je vois plein d’articles circuler sur la toile pour nous aider (femmes ?) à rentabiliser notre temps, tels que « comment réaliser un bon planning de rangement » ou alors « comment nettoyer ses chiottes de manière efficace et sans trop perdre de temps (parce qu'il y a pleins d'autres pièces à récurer feignasse !) »,…
Ça me fait penser aux articles des années 50 sur « comment être une bonne ménagère tout en gardant la forme », « faire des squats en balayant, le secret d’une vie saine ». HUM.
Mon compagnon, lui, travaille toujours, sur le terrain. Il a cette « chance » de continuer une activité qui le définit.
Je suis donc jalouse, à la maison toute la journée. J’ai le temps de tout faire: nettoyer la maison, faire les courses, les abdos (pour ne pas finir trop grosse), le dîner, le pain.
Lui, en revanche, après sa journée de 10 heures, son temps lui est précieux. Il est fatigué et aimerait avoir un moment « pour lui » (et pour moi ?). Et ensuite, il a faim : « qu’est-ce qu’on mange ce soir ? »
( Je ne sais pas moi, qu’est-ce que t’as prévu ? Larmes intérieures, respiration profonde, ne pas être aigrie, être compatissante…)
« Une omelette mon chéri. »
J’aimerais croire que si ça avait été moi travaillant 10 heures par jour, la situation se serait inversée.
Mais au fond je sais que ce n’est pas vrai. Ce ne sera jamais l’inverse. Je suis (née?) perdante.
Je suis sa femme au foyer noyée par les injonctions, couverte de peurs et de traumatismes ancestraux.
Cette rupture avec la sphère publique, avec mon occupation, avec ce qui me définissait, me fait oublier qui je suis. Comment puis-je exister enfermée ? Je ne suis plus. Je subis.
PATRIARCAT : 1 / MOI : 0
Ce confinement me dénature, il me force à être quelqu’une que je ne suis pas : prévisible et ayant le temps.
Je me sens faible, dominée, amoureuse et coupable.
Coupable de ne pas en faire plus, coupable d’en faire trop.
Où est mon échappatoire ?
Aujourd’hui, je ne fais plus de pain.
Aujourd’hui, je suis aliénée.
Aliénation : n.f. Situation de quelqu’un qui est dépossédé de ce qui constitue son être essentiel, sa raison d’être, de vivre (Larousse).
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