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Ça va

Je hais le dimanche, et je ne suis sans doute pas le seul. Je n’arrive pas non plus à trouver une raison qui pourrait l’expliquer. Peut-être est-ce l’ambiance fantomatique régnant dans les rues le dimanche. Peut-être est-ce l’isolation dominicale, les liens sociaux mis sur pause le temps d’une journée. Ou l’oisiveté, une immersion totale qui nous plonge dans la procrastination et nous noie du sentiment coupable qui l’accompagne. Ou peut-être est-ce, au contraire, le fait d’anticiper, dans la précipitation, la venue d’une nouvelle semaine nous rappelant à quel point le temps passe vite. Quoiqu’il en soit, de mon expérience personnelle, une atmosphère morose et fade est attachée au septième jour. Cela fait maintenant un peu plus d’une semaine que chaque jour est un dimanche. 
Bonne nouvelle : le monde de la médecine a récemment été bouleversé par une découverte étant relativement porteuse d’espoir. Adam Castillejo est le deuxième porteur du VIH au monde à être en voie de totale rémission. La possibilité d’une guérison future met du baume au cœur de plusieurs générations. Ombre au tableau : une possibilité pour qui ? Mauvaise nouvelle : certain·es d’entre nous sont sans doute passé·es à côté de la guérison d’Adam Castillejo. Et pour cause, une autre maladie s’est récemment propagée dans l’entièreté de la constellation communicationnelle. Télévision, radio, réseaux sociaux… Il est partout. Plutôt pangolin ou chauve-souris ? Rien, merci. L’origine du virus fait encore débat dans la sphère scientifique. Certaines personnes parlent de complot politique à portée internationale. D’autres encore suggèrent le simple retour des choses d’une nature vindicative. Karma. En attendant, le virus a infecté des milliers de personnes en l’espace de quelques mois. Des milliers de personnes décédées. L’Europe qui s’agite, ferme les frontières. Le privilège sanitaire de l’immaculée médicalisation est tombé. « Comment se fait-ce donc ? » demande Gilbert. Gilbert doit maintenant rester cher lui, comme tou·te·s les autres Belges, ainsi que les Français·es, les Italien·nes, les Espagnol·es, etc., ainsi que les oublié·es qui ne rentrent pas dans ces cases (imaginaires) et/ou pour qui le « chez soi » n’est pas aussi simplement défini. La période de confinement a été annoncée il y a une semaine. Un changement drastique des habitudes, un tremblement de terre qui nous forcent à rester immobiles et attendre que cela passe. Bonne nouvelle, les mesures qui ont été prises semblent ralentir sa propagation. Il n’a d’ailleurs pas encore réussi à s’immiscer dans mon texte. Par précaution, garder un mètre de distance avec l’appareil sur lequel vous me lisez, lavez-vous les mains, et, surtout, pas de bisou. Désolé, c’est l’habitude.
Confession : Je savais que l’annonce officielle du confinement arriverait tôt ou tard à atteindre la Belgique. C’est pourquoi, les deux jours qui l’ont précédé, vous auriez pu m’apercevoir au parc, pas plus d’une heure, accompagné d’articles à lire, d’une couverture, d’une gourde, et de ma bouteille de gel désinfectant devenue indispensable. Quel imbécile. Non. Peut-être ne m’auriez-vous pas reconnu, vêtu de noir de la tête au pied, casquette et lunettes de soleil comprise, en mode Joe Goldberg de la série You, la paranoïa en moins. Ou pas ? Sur les réseaux sociaux pleuvaient déjà les commentaires qui qualifiaient les personnes sortant de chez elles de dangers publics, d’énergumènes stupides et inconscients. Tel un caméléon, je me suis hissé hors de mon appartement, ai pris soin de ne toucher les interrupteurs de passage piéton qu’avec mes coudes (seules choses que j’ai touché d’ailleurs), et me suis posé sur un coin reculé du parc. « Si tout le monde faisait comme toi… » Oui, si le parc avait été surpeuplé, demi-tour. Ce n’était pas le cas. Pas d’amis. Pas de bière. Pas d’attitude inconsciente. Dans l’anticipation des semaines à venir, le reflet du soleil sur le fleuve et l’effleurement de la pelouse sur ma peau ont été ma solitude, celles qui calmaient mes angoisses en ces instants. Aujourd’hui, plus d’escapade caméléon. Chaque humain s’adapte à sa façon au confinement. Moi, ça va. Privilégié, pour sûr. Je pense néanmoins, cher·ère lecteur·rice, que l’ombre du virus arrivera à s’immiscer sous les portes et cloisons. Il infectera autrement. Les symptômes se manifesteront par l’anxiété et par la dépression. Reste positif. J’ai la chance d’avoir le soleil, le fleuve, la pelouse en tête, avec moi, dans l’appartement. Le dehors au-dedans. Et vous ? 
Déjà une semaine de confinement, à vivre dans mon cinquante mètres carrés avec mon copain, mon chat et mon Netflix. Attention, je fais partie de celles et ceux qui ont l’opportunité – lisez, le privilège - de tester le télétravail. Pas très efficace pour l’instant, mais j’ai bon espoir. Être en permanence dans son habitation, c’est également la possibilité de ne pas (ou encore moins) être conforme aux normes sociales de l’apparence et d’expérimenter -  la coiffure improbable, le jogging jamais lavé, le pull chaud bien qu’affreux en sont parfois les éprouvettes. Il arrive toutefois de ne pas être seul·e, et les injonctions sociétales vous surprennent alors dans votre espace personnel. Il m’est arrivé cette semaine d’entendre de la bouche de mon copain « Ne te laisse pas aller, hein ». Une blague pas méchante. Je regarde dans le miroir, et que vois-je ? Des cheveux gras, une moue vexée et une barbe naissante. Me laisser aller ? Je prends une douche, choisis un sweatshirt coloré et un jeans skinny que je porte rarement. De fait, jugés trop ‘efféminés’ (‘effémiquoi’ ?) que pour que je puisse les porter en public sans être suivi du regard, voire insulté de pédé. Le confinement, l’occasion rêvée ! Ma révolution queer postposée. Je m’avance du miroir pour la phase ‘rasage total’ quand me vient une idée. Au cours de ce processus autarcique, il me plairait de tenter de faire pousser ‘la barbe’, attribut ‘masculin’ (‘mascuquoi’ ?) de désirabilité contemporaine encore jamais testé sur cet individu. Ayant un pelage se rapprochant davantage du goret que du loup alpha, je décide de donner une forme similaire à celle de Jairo, personnage de la série Toy Boy. Vous savez, série dans laquelle les danseurs/stripteaseurs sont musclés à souhait, représentatifs de ce qui est beau et pas comme toi ? Un coup de rasoir, et hop. Le constat : tu es toujours toi. Garçon de 25 ans, trois poils au menton, côtes visibles. Dans la file pour rentrer au Delhaize, le vigile musclé (qui doit avoir au maximum trois ans de plus que toi) va encore te dire « ça va, tu peux y aller jeune homme ». Oui, la barbe est un laissez-passer pour le vouvoiement. On est à deux doigts du ‘mademoiselle’, la sexualisation en moins. Je rase tout. De toute façon, cela fait longtemps déjà qu’‘être un homme’ (un vrai) n’est plus dans mes objectifs. 
Avec les technologies modernes, mon « laisser-aller » peut être visible. Les sessions Skype sont en hausse, outils phares pour garder un contact avec les être se trouvant au dehors de ce huit clos. Tiens, un appel de maman. J’accepte la communication, perçois deux yeux fatigués et un « Bonjour mon chéri, ça va ? » d’une voix plus basse qu’à son habitude. Ma mère est infirmière et fait donc partie de celles et ceux (mais en plus grande majorité, de celles) qui occupent les positions sociales du care. Bien que leur importance soit trop souvent sous-estimée, c’est bien tristement sous les circonstances sanitaires que nous connaissons actuellement que leurs actions se révèlent être précieuses. Ce sont également elles qui sont en proie à la menace invisible. « Je l’ai, hein ». Choc. La maladie pour laquelle le monde arrête de tourner a atteint ma mère. Une boule commence à se former dans mon ventre. Elle jure que tout va bien aller selon le médecin, qu’aucune complication ne s’est manifestée et ne se manifestera. Juste une grosse grippe. Des milliers de morts. Sur l’écran apparaît mon beau père, lui et ma sœur à présent en quarantaine. « Dis un peu à maman de ne pas nettoyer ! ». Silence. Si je vivais encore là, je me serais silencieusement dirigé vers le balai. Et maintenant ? Je souris à ma mère et lui dit de se reposer. Pas maintenant. Elle doit préparer à manger. En raccrochant, je me mets au balcon de l’appartement, bravant ma phobie du vertige, sur les cinquante centimètres qui me séparent du vide. Une bouffée de soleil, juste une. Ma peur n’est pas celle du virus. C’est celle d’une lettre écrite deux mois et demi plus tôt. Ce sont les dizaines d’appels sans réponse, les médicaments, la bouteille de vin et le cadre photo d’une soirée agitée. Tu dis : « Maintenant, ça va ». Ça va ?Un mois que je ne t’ai pas vu, et probablement quelques semaines encore de confinement. Les prochaines fois, maman, c’est moi qui appellerai. 
Quelques jours avant le confinement, mon beau-père m’avait appelé. Il soulignait que si la situation s’envenimait à la ville, il faudrait les rejoindre à la campagne pour éviter les émeutes que le virus pourrait provoquer. Dans son sentiment d’absolue protection (un homme, un vrai ?), il n’a sans doute pas émis l’hypothèse d’un tel retournement de situation. Sans doute perçoit-il aussi ce dernier comme un échec de sa part. Il avait aussi téléphoné à ma deuxième sœur, elle qui vit à Bruxelles depuis quelques années, pour l’informer de son plan de survie. Après une rupture amoureuse, elle avait fait le choix de déménager et de quitter l’habitation où elle vivait avec son ex-copain et quelques ami·es. Appel de ma belle-mère. Elle et mon père vivent à la campagne. En sécurité ? Mon père regrette sincèrement de ne pouvoir aller boire son coup et jouer aux cartes au café, maintenant fermé. Ma belle-mère, elle, est bien heureuse que leur projet de travailleur·euses indépendant·es n’ait finalement pas encore vu le jour. « Ça serait vraiment la merde sinon ». Parce que là, ça va ? Elle ajoute que ma sœur est retournée dans l’ancienne collocation. Auprès de son ex-copain. Appelons-le Geoffrey. Geoffrey est narcissique. Geoffrey est manipulateur. Geoffrey est certes intelligent. Mais Geoffrey n’a que faire de la charge mentale de ma sœur. Geoffrey fait des listes écrites de qualités (mentales et physiques) de ‘la femme idéale’, et fait la comparaison avec ma sœur. Mais ma sœur aime Geoffrey. Elle l’a dans la peau. Quelqu’un·e pour un exorcisme ?Et en ces temps de confinement, personne ne peut juger son choix. Le lien humain est précieux. Je serai là pour elle. Je ne dis rien. 
Le confinement à deux (ou plusieurs, si adultes et consentant·es), le moment opportun pour prendre le temps d’explorer l’érotisme, laisser cours à ses envies les plus folles ? Se laisser aller ? Dans l’espace restreint qui nous est donné (ou plutôt, imposé), les corps se rapprochent-ils plus, parce que plus proches physiquement parlant ? Et les esprits, eux-aussi se rejoignent-ils ? Pas forcément. J’ai besoin d’air. Les lumières de la ville se reflètent sur les murs de la chambre. Des flammes ambrées qui s’écrasent sur des parois de papier. Juste là, tu mets ta main sur ma cuisse pour me prévenir. Ou me demander la permission. Je ne sais pas. Ça va pour cette fois. Pause. Dear straight people, contrairement à ce que certain·es d’entre vous pourraient encore croire, le confinement pour les gays (ou pour quelque catégorie identitaire, d’ailleurs) n’est pas synonyme de marathon de la baise. « Oui, mais les mecs,.. ». Non. Comme tout le monde, certains aiment, d’autres n’aiment pas, rarement, parfois, jamais, tout le temps. Ça dépend. Fin de la parenthèse. Focus sur la chaleur humaine. Tu poses ta main sur moi, caresses et baisers arrivent en cascade. La tension monte, le cœur palpite, les veines deviennent d’ardents torrents prêts à s’extasier. Mais rien. Pas de montée. Déphasé ? On continue, on tourne et se retourne. Rien. Aucune ascension. La troisième fois d’affilée depuis deux semaines. Les fois précédentes, je te rassure. « Ça va, ça arrive », « c’est pas grave », « on peut faire autrement », « c’est pas toi ». C’est moi ? Cette fois, je ne dis rien. On reste là, toi au-dessus et moi en-dessous. Dans tes bras, on ne bouge plus. Silence. Je regarde au-dessus, et les flammes commencent à présent à manger le plafond. Je n’ai pas de mots, cette fois. Cette fois, les mots sont confinés, eux aussi. C’est vraiment moi. Je m’extirpe de tes bras qui, tantôt si rassurants, commence à brûler ma peau. Les flammes sur mes murs. Là-dedans, le flux de pensées me paralyse. Elles refusent de sortir. Silence. Mon silence, tu le comprends comme une claque. Dans les couilles ? En réalité, si tu écoutes attentivement, tu entends les murmures d’une retraite. Un repli. Une carapace. L’écho de l’incertitude. « Ça va ? ». Non, mais « Oui, ça va. Et toi ? ». 
Confiné. Isolé ? Tous les jours, c’est dimanche. Le virus n’a pas réussi à se glisser dans mon texte. Dégage. Impossible de prévoir ce qu’il adviendra dans les jours, les semaines, les mois à venir. Il n’en reste que de nombreuses bouches persistent à affirmer : « ça va aller ». Ca va aller ? Cher·ère lecteur·rice, en écrivant ces lignes, j’ai compris quelque chose qui peut-être pourrait en aider certain·es d’entre vous. Il est désormais nécessaire de sortir. Sortez. Sortez à l’intérieur, là où les idées vrombissent, pétillent et fusionnent. Elles sont contenues. Maintenant, les corps sont eux-mêmes contenus. Des mondes intérieurs à l’intérieur d’un monde. Pour éviter qu’ils n’implosent, il nous faut les peindre, les chanter, les danser, les dessiner,… les écrire. Sortons. Inversons la tendance. Brandissons les armes de l’expression. Isolé ? Plus maintenant. J’ai décidé d’ouvrir la porte aux mots. Je vais ranger la clef dans un tiroir que, peut-être, je n’ouvrirai plus jamais. Le confinement nous offre là possibilité d’explorer notre soi, d’expérimenter, de faire tomber les masques. Les mascs ? Osons sortir le « ça ne va pas ». Foutons-le à la porte en l’exprimant, de quelque manière que cela soit. Et cette fois, j’en suis convaincu. Ça ira.

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