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Le genre des frontières

Je termine, avec 4 mois de confinement, 7 années d’expatriation. 7 années où j’ai fait de nombreuses navettes aériennes pour rentrer en Belgique, pour le travail ou pour des vacances. J’ai voyagé régulièrement (parfois hebdomadairement) entre l’Afrique du Nord et l’Europe, mais aussi au sein de l’Europe. Cette aventure s’achève concomitamment à la crise du covid-19 et je suis soulagée de rentrer en Belgique, car la vie des personnes expatriées (comprendre des personnes qui résident de manière transitoire dans un pays tiers) a drastiquement changé avec la fermeture des frontières.
Quand on est voyageuse régulière, on adopte vite les codes du voyage et on reconnaît ses pairs, notamment à nos privilèges ou à nos tenues. Quand, au sein de l’Europe, on voyage de ou vers Bruxelles, on côtoie, dans l’avion ou dans les lounges, des employé·es d’organisations internationales, des diplomates, des personnes travaillant dans la finance, des lobbyistes… C’était, pour moi, un reflet de mon monde professionnel : un majorité d’hommes, mais un nombre de plus en plus important de femmes. En faisant les navettes entre l’Afrique du Nord et l’Europe, j’ai directement été frappée par ma différence : j’étais la seule femme ! Ca se sentait dès avant l’embarquement, quand à la cafétaria de l’aéroport, je rejoignais avec ma bière la table des hommes qui buvaient de l’alcool. Dans l’avion, c’était frappant. J’avoue avoir fait de nombreux vols de nuit en pensant aux cas de harcèlement sexuel durant le sommeil des voyageuses, mais je n’ai – heureusement – jamais été confrontée à une telle situation.
J’ai fait de nombreux voyages seule, et j’en ai fait d’autres avec mon fils, ou en famille. Les anecdotes sur les clichés de genre, on les collectionne. Il y en a des amusantes. Alors que mon mari a une fonction plus importante que la mienne et que je suis plus souvent présentée comme sa femme, à l’aéroport les choses sont inversées. On me connaît, on ne me demande plus ma destination et il est la personne qui m’accompagne. Autre exemple, mon fils et moi avons des privilèges de voyageurs fréquents, dont l’accès aux lounges. Quand mon mari nous accompagne, nous devons payer son entrée. Systématiquement l’hôtesse s’emmêle les pinceaux. On a réalisé que traditionnellement, c’est le père, voyageur fréquent, qui ouvre les droits à la famille. Et là, une femme et un enfant pouvaient entrer, mais pas l’homme !
J’ai aussi vécu avec mon fils des épisodes qui m’ont mise en rage. La police aux frontières allemande m’a régulièrement bloquée à la sortie Schengen. L’agent refusait de nous laisser passer sans autorisation de mon mari. Je ne porte pas le même nom que mon fils ; c’était suspect ! Les policiers ont ainsi rapidement appris qu’en Belgique la garde des enfants est conjointe. Aucune autorisation de l’autre parent n’est nécessaire (ni pour faire les papiers d’identité des enfants). Depuis, je milite pour l’inscription du nom des parents sur le passeport des enfants, mais aussi des restrictions éventuelles liées à des décisions de justice sur la garde des enfants. 
Mon fils pourrait également évoquer les dizaines de fois où une hôtesse ou un agent de sécurité l’a appelé princesse après un rapide coup d’œil, car il a les cheveux longs et blonds. Ici, les clichés de genre se mêlent à un brin de racisme. Comment l’aurait-on appelé s’il avait eu les cheveux brun ? Gitane ? 
Ça, c’était mon monde d’avant. Un monde où je n’avais pas bonne conscience écologique mais où je circulais librement. D’autant plus librement que j’ai un passeport de l’Union européenne. Lors de contrôles complémentaires de passeports, deux fois sur trois, les policiers allemands me laissaient passer sans ouvrir le passeport. Mon privilège blanc, j’en vite pris conscience. Être une femme est également un avantage ; j’avais déjà pu le constater dans le passé dans des pays sensibles. Les hommes à la peau plus mate sont eux systématiquement contrôlés.
Le monde de pendant et d’après est très flou. La gestion des frontières et des flux de personnes qui les franchissent n’est pas une matière simple et, pour cause, il y a deux faces à la frontières : la partie intérieure qui relève de « notre » gestion et la partie extérieure qui relève des pays tiers. On l’a vu en juin quand la Belgique a décidé d’ouvrir ses frontières aux pays limitrophes, l’ouverture était surtout synonyme d’autoriser des tiers à entrer en Belgique plus que de permettre aux Belges d’entrer en France, puisque l’entrée en France est une compétence de la France. Par ailleurs, on confond facilement la question de la nationalité et celle du pays de résidence, voire encore celle du pays d’origine d’un voyage. Ainsi, on a pu entendre en juin que l’Italie allait ouvrir ses frontières aux Européens, alors qu’il s’agissait d’une ouverture aux résidents des pays de l’UE, pas question pour les Belges résidant en Belgique, mais actuellement bloqués en Afrique, par exemple, d’espérer rentrer par Rome pour prendre des vacances sans quarantaine.
Au niveau de l’Union européenne, on distingue deux types de frontières : les frontières internes et les frontières extérieures. Les premières sont désormais quasiment partout rouvertes et la libre circulation est à nouveau la règle au sein de Schengen, avec quelques exceptions liées aux risques sanitaires. Les frontières externes sont fermées aux voyages non essentiels, mais le Conseil de l’Union européenne (composé de ministres des États membres) du 1er juillet a fait la recommandation aux… États membres d’ouvrir les frontières avec 15 pays. Certains l’ont suivie, d’autres partiellement, d’autres pas du tout, comme la Belgique. Cette application à géométrie variable va inévitablement poser des problèmes sanitaires liés à la libre circulation. La Belgique a beau bloquer les arrivées hors UE+, si un voyageur arrive par Schiphol aux Pays-Bas, celui-ci a le droit de circuler librement aux Pays-Bas, en Belgique et partout dans l’Union européenne. Son compagnon de confinement des quatre derniers mois qui a choisi de rentrer par Zaventem doit lui s’astreindre à une quarantaine ! Le manque de coordination européenne entraîne des incohérence, probablement des risques sanitaires, mais certainement des inégalités de traitement en ressortissants européens.
Autre problème, ces 15 pays tiers n’ouvrent pas tous leur frontières. Si la Tunisie proposait de les ouvrir à certains pays, Maroc, Géorgie et Canada par exemple maintiennent leurs frontières fermées. Impossible donc de voyager vers ces pays, à moins d’un motif impérieux ou d’en être un ressortissant (et encore pas partout). Sans réciprocité, ouvrir ses frontières à un de ces pays signifierait en accueillir les ressortissants sans qu’ils puissent rentrer chez eux, avec tous les problèmes que cela pourrait poser pour des titulaires de visa de courte durée (notons également qu’ouverture des frontières ne signifie pas qu’on recommence à traiter et émettre des visas). 
Pour ces pays plus lointains, l’annonce de l’ouverture des frontières ne signifie pas non plus que l’accès est devenu régulier. Aucune compagnie aérienne ne va reprendre son planning habituel de vols si elle ne peut remplir un avion à l’aller et au retour. Des vols ramènent encore des voyageurs de des Etats membres de l’UE+, mais il s’agit de vols de rapatriement commerciaux, dont l’accès est limité et dont les tarifs sont parfois élevés. De ce fait, des couples et des familles sont toujours séparés.
La liberté de mouvement est donc actuellement très limitée et, en général, liée à la nationalité, voire - dans les meilleurs cas - au pays de résidence. Une citoyenne européenne a le droit de rentrer en Europe, même si elle n’y réside pas. Certains pays accueillent leurs résidents, qu’ils soient nationaux ou pas. D’autres se limitent aux nationaux. Enfin, certains (hors UE+) barrent leur entrée même à leurs propres ressortissants. 
Les choses sont nettement plus compliquées pour les conjoints, les enfants ou les partenaires ne vivant pas ensemble. A l’heure actuelle, des familles ou des couples sont séparés pour des questions de nationalité ou de titre de séjour. Sans la pandémie, ils auraient eu accès au territoire, avec ou sans visa selon les nationalités. Les possibilités pour se retrouver sont très limitées et doivent être très créatives (souvent se retrouver dans des pays tiers).
Cette situation temporaire risque de durer un moment. Des exceptions sont déjà prévues, notamment pour les « hommes d’affaires » (expression couramment entendue, notamment dans les médias) ou comme le Quai d’Orsay les décrivent, les « personnes admises à entrer sur le territoire pour motif économique si leur séjour est d’une durée inférieure à 5 jours ». En forçant à peine le trait, il s’agit d’hommes qui peuvent se payer des tickets d’avion (parfois même obtenir une place est un enjeu) ou des jets privés.
Aujourd’hui, les Européennes peuvent voyager dans l’Union européenne, plus ou moins librement. Les voyages intercontinentaux prennent essentiellement en charge des personnes et des familles rapatriées (qui voyagent sans retour, parfois en laissant un conjoint qui travaille sur place) et qui devront, dans la plupart des cas, s’astreindre à une quarantaine. Les seuls à bénéficier d’exemptions à la fermeture des frontières et aux quarantaines sont les hommes d’affaires (ainsi que, pour l’essentiel, les transporteurs, le personnel soignant et les diplomates). Finalement le monde de demain ressemble peut-être plus au monde d’avant-hier…



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