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Risques psychorona-sociaux, la santé au (télé)travail

L’humaine plane, portée sur les crêtes de montagnes russes par le son de sa propre voix. Elle ne saurait plus dire à quel moment sa tirade a commencé. Elle la poursuit d’un ton pénétré. Il lui semble qu’il est vital de réclamer une plus longue réflexion de fond, de demander des précisions méthodologiques. D’exiger une scrupuleuse prudence à l’heure des arbitrages, de plaider pour une nouvelle consultation à tous les niveaux de l’organisation.

Ses deux enfants, impatients, font jouer la poignée de la chambre où elle s’est enfermée il y a trois heures, au début de la deuxième réunion virtuelle de la journée. Les voici, « maman, maman », qui l’entourent, tirent sur son jean, tentent de s’emparer de ses bras.

L’humaine leur adresse des caresses mi-tendres, mi-distraites. Ce faisant, elle lutte pour ne pas s’interrompre, alors qu’une partie d’elle-même, au bord des larmes d’avoir constaté, une fois de plus, que son mari ne prendrait décidément jamais sa part du travail parental, a pourtant abandonné la concentration nécessaire.

Le travail de l’humaine, c’est son identité, c’est ce qui lui donne son estime propre, c’est là qu’elle met sa valeur. En dehors, que serait-elle, juste une épouse et une maman. Elle qui, coordinatrice artistique d’une institution associative socio-culturelle en vue, ne conçoit succès et éminence que par le prisme perfectionniste des événements qu’elle contribue à forger.

De l’autre côté des écrans, quelque chose s’agite. Elle comprend qu’un collègue réclame la parole. Plusieurs collègues. Alors l'humaine accélère son débit. Elle sait que, en face d’elle, deux coordinateurs de projet demandent des arbitrages clairs, qu’ils ont préparés, propositions de choix à l’appui. Tel·les participant·es, tel public, tel format, la date se rapproche et il faut décider, adopter une option, avancer.

Toutes les alarmes clignotent et résonnent dans l’esprit de l’humaine. Bien qu’elle connaisse le calendrier, bien qu’elle ne puisse nier qu’il leur donne raison. Pourtant tout choix est renoncement, a-t-on bien tout considéré ?

Elle prend une grande inspiration, l’angoisse s’empare de sa voix et elle entreprend ce qu’elle se représente comme une conclusion, une synthèse des arguments qu’elle a longuement détaillés. Elle parle, cherchant un point final à sa logique. Elle ne parvient pas à l’énoncer d’une manière qui la satisfasse car, au fond, son propos se dirige vers une impasse, ne pas trancher quand c’est pourtant devenu nécessaire.

L’angoisse devient panique. Les coordinateurs de projet restent polis, mais soudain, l’interruption est là, son collègue artistique lui coupe la parole, de toute l’assurance de ses vingt ans d’ancienneté et de sa masculinité. La tension accumulée se concentre dans la gorge et les sinus de l’humaine, on ne la laisse jamais parler.

Les larmes qui flottaient, invisibles mais si proches de ses yeux, dans l’éther de ses émotions, se condensent brutalement et elle éclate en sanglots.

L’humaine n’a pas coupé son micro. L’aura de professionnelle qu’elle s’efforce d’habiter lui semble avoir cédé une fois de plus. À cet instant, elle qui se transcendait, par le rythme de sa parole, pour se forcer à se voir comme la coordinatrice artistique qu’elle est, pour s’obliger à se reconnaître le droit d’en être fière, s’affaisse. Et l’humaine, aux prises avec de très vieux démons, ne voit plus, dans le reflet que lui renvoie la situation, qu’une condamnation à une éternelle médiocrité.

Tout cela n’est pas nouveau. Souvent, avant mars 2020, elle avait perdu contenance. Ses collègues ont appris à la voir pleurer en réunion. En butte à des difficultés organisationnelles, incapable de remédier à un sexisme ordinaire aussi banal que latent, en mal de renouvellement aussi, sa structure favorise d’ailleurs les craquages. L’humaine est bien loin d’y être une exception. Les sensibilités et les fragilités, les explosions aussi, y sont devenues routine.

Et pourtant, la Mort de mars a encore aggravé les choses depuis qu’elle a condamné toute l’équipe à jouer sa partition par vidéoconférences.

Il était un temps où ces larmes en réunion gardaient un pouvoir cathartique. On n’interrompait plus les discussions, non, cela était trop récurrent, elle-même était bien consciente qu’on aurait perdu trop de temps. Mais elle pouvait claquer la porte dans l’espace commun, aux yeux et oreilles des autres acteurices du drame. Il s’en trouvait généralement alors un·e pour faire remarquer que quelque chose n’allait pas. Voire, souvent, un·e autre pour se lever à sa suite, la rejoindre après quelques minutes, dans le couloir, pour la réconforter un peu. Lui réitérer l’estime qu’on lui porte, à elle fidèle membre du projet, elle, compétence reconnue et indéniable.

Ces gestes sont désormais souvenir. Dont seul le micro, non coupé donc, est une survivance. De l’autre côté des écrans, il y a des silences gênés et puis l’échange continue.

Peut-être, si les deux jeunes et sensibles coordinateurs de projet n’enchaînent pas sur un autre rendez-vous virtuel, lui proposeront-ils un moment de soutien en petit comité, plus tard. L’humaine, son amour-propre une fois de plus contraint au réduit de ses chaussettes, s’en veut d’une fois de plus l’espérer.

Sur ses cuisses et ses bras, les mains exigeantes de ses enfants continuent de requérir son attention de maman. Privés d’école, ils s’ennuient. Devant ses larmes, ils ne comprennent plus.

Il était un temps, aussi, avant la Mort de mars, où elle ne pleurait pas devant ses enfants. On se retrouvait après la journée. On se prêtait une douce attention. Quelques questions, rituelles mais sincères, ouvraient le bal et chacun pouvait dire ce qui avait compté aujourd’hui. L’humaine croit en une pédagogie où l’enfant est reconnu pour ce qu’il est : une personne à part entière. Avec amour et respect, elle soignait sa relation avec ses deux petits. Les écoutait. Sélectionnait, dans ses heures de travail, les anecdotes qu’elle partagerait avec eux.

L’humaine réussissait ainsi un tri salutaire, une digestion bienvenue de ses expériences quotidiennes, réinstaurait une distance utile avec les inévitables tensions issues de ses responsabilités diverses.

Maintenant, alors que se poursuit la vidéoconférence, elle continue à pleurer, enfants penauds dans ses bras, penauds peut-être mais tout pleins d’une énergie à laquelle il va lui falloir répondre, tout de suite, sans transition. Et sans se couper non plus, car elle s’y refuse, de cette réunion qui incarne son statut social.

L’humaine pense à son mari, sûrement à deux pièces d’elle dans la maison. L’appeler ? À quoi bon. Elle saisit un mouchoir, finit par suspendre un instant le micro pour se soulager, et mettre fin aux sanglots, reprendre pied dans ce qu’elle veut être sa dignité.

Elle embrasse, plus sereinement, ses enfants. Se concentre sur eux seuls, un instant, confuse de leur avoir offert ce spectacle. Tendrement, elle leur promet que maman, tout bientôt, sera toute à eux, dès la fin de l’appel. Elle leur propose un jeu, qui traînait sur l’étagère, pour occuper leur attente. Les embrasse encore.

Le mari de l’humaine est avocat. Des dossiers importants, il n’a que cela à traiter. Il ne pourrait la suppléer. Et de toute façon, souhaiterait-elle, avec ses yeux rougis et sa peur d’être une ratée, qu’il la voie à cet instant ?

Les yeux sur les enfants, machinalement, l’humaine remet le micro en fonction.

Ça va mieux, excusez-moi. Je ne sais pas ce qui m’a pris.

Et elle se force à écouter.

Il lui faut, c’est vital, réintégrer son beau rôle.

* L’humaine héroïne de ce texte appartient un projet plus large, Les immortel·les, inspiré par la creative nonfiction. Avec l’annonce du confinement, les comportements changent, les peurs montent. On panique, comme si l’éventualité de la mort était nouvelle. Puis, une nouvelle routine s’installe. Nous étions déjà inégales·aux avant. Avec des contraintes en plus, imaginez…

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