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Moments du bain, moments de soin

Après un mois d’intenses douleurs au ventre, ma grand-mère a été diagnostiquée d’un cancer du pancréas métastasé, environ deux semaines avant que la pandémie ne touche notre pays. Dans la quatrième saison de La Casa De Papel, sortie pendant le confinement, un des personnages rapporte : « Il est mort. Cancer du pancréas. Le genre où il te reste vraiment deux mois à vivre ». Les nouvelles n’étaient pas bonnes, pas bonnes du tout. On s’est dirigé vers les soins palliatifs à domicile plutôt que de tenter, coûte que coûte, une chimiothérapie. Un infirmier, son médecin traitant et ses six enfants, dont ma maman (sage-femme avec une formation d’infirmière), malgré les mesures de confinement, se relaient à son chevet pour que tout se passe « au mieux » pour elle.

Ce week-end d’avril, plutôt que d’être à son domicile, ma grand-mère est venue chez mon beau-père et ma mère. Cela faisait près d’un mois que je ne l’avais pas vue – tout juste avant le début de la crise sanitaire actuelle. Il n’y a tout simplement pas de comparaison entre son état d’alors et son état présent : la dégradation est énorme et j’empêche mes larmes de couler. Au moins, j’ai la chance (particulièrement en cette période) de pouvoir passer un peu de temps avec elle. « Passer un peu de temps avec elle »,  cela signifie notamment accompagner ma mère dans son travail de care auprès de la sienne. Notre éducation genrée participe sans aucun doute de cette répartition des tâches (de plus, mon beau-père télé-travaille et mon frère est encore étudiant et doit gérer les aléas de la « continuité pédagogique » universitaire). J’ai ainsi fait l’expérience, comme peu souvent dans ma vie (et comme potentiellement peu d’hommes), de la prise en charge d’un·e proche. Ma grand-mère l’a souligné à plusieurs reprises, pleine de tristesse. Elle se rend compte de plus en plus, à certains moments, de ce qui lui arrive. « Tu t’étais un jour imaginé que tu devrais t’occuper de ta mamy comme si elle était un enfant ? ».

Insister pour qu’elle mange un peu plus (« tu n’as pas mangé grand-chose là mamy, il te faut de l’énergie… ») ; l’aider à marcher (les pertes d’équilibre sont sérieuses), à monter et descendre les escaliers (une épreuve particulièrement difficile) ; l’habiller ; jouer aux jeux de société qu’elle apprécie (et remarquer avec un pincement au cœur qu’elle a de plus en plus de mal à se concentrer, les tumeurs ont-elles atteint le cerveau ? – « Regarde mamy, ce triomino-là tu sais le placer quelque part dans le jeu… tu veux que je te montre où ? ») ; changer ses langes ; la border à chacune de ses (nombreuses) siestes (puisqu’elle est si fatiguée) ; les moments du bain.

Les moments du bain

Ce moment que je veux raconter pour tout ce qui m’a traversé alors : sentiments, émotions, réflexions, pensées.

Je veux être à la fois présente pour mamy et pouvoir aider au mieux maman dans son travail de soin qu’elle prend fort à cœur. Je les suis partout. Je me retrouve donc logiquement dans la salle de bain avec elles deux, après un petit déjeuner en longueur, le lendemain matin de son arrivée parmi nous. Je branche mon téléphone à la station-radio et lance une playlist de chansons des années ‘60, en espérant que cela leur plaise. Mamy voudrait qu’on lui lave les cheveux. Ce n’est pas une mauvaise idée, un shampoing. Sa tête en a besoin. Je pense à son bien-être, elle a l’air quant à elle de penser plutôt à ce qu’elle renvoie. Elle se préoccupe encore énormément de son apparence, s’inquiétant des regards extérieurs. Maman lui a fait une colo il y a une semaine, elle en est plus que ravie (ce serait même mieux que quand elle va chez le coiffeur !). Injonctions à une féminité normée, je pense, une femme doit rester « jeune », « être présentable » (cachez-moi ces cheveux blancs que je ne saurais voir !) et « ne pas avoir de problèmes » – en tout cas ne pas les montrer. Je me tais puisque je veux que ce moment « lui fasse du bien » et que je ne veux évidemment pas la contrarier. Et puis, est-ce vraiment de circonstance, ici et maintenant ? Oui, non, je ne sais pas. Peut-être une autre fois ? Sur ses genoux, penchée par-dessus la baignoire, dans une position qui n’est pas forcément la plus agréable pour elle, maman s’applique et se charge d’un massage crânien dont elle a le secret. Ma grand-mère, bien qu’elle déteste les chats, ronronne de plaisir… Puis, rinçage et séchage rapide des cheveux ; on s’occupera du brushing après le bain.

Pendant que l’eau du bain coule, alors qu’elle est assise sur les toilettes, nous la déshabillons entièrement. Elle se laisse faire comme un pantin articulé, levant ses jambes quand on lui demande. Son lange file à la poubelle. Elle a beaucoup maigri (ce n’est pas étonnant, vu le peu de nourriture qu’elle ingurgite), elle qui a toujours voulu « faire attention »… Sa peau est toute fripée, les rides se sont bien installées, et elle s’est tassée notre petite mamy. Mon regard sur la « beauté » a évolué, du fait d’autres représentations dans mon fil Instagram que les représentations normées. En regardant la chaire si marquée de ma grand-mère, je trouve ça vraiment beau. Les plis se superposent les uns sur les autres, à chaque endroit de son corps – jambes, fesses, ventre, poitrine, bras, cou. J’aimerais qu’elle se voie comme je la vois. Elle est vieille et elle est belle.

Il faut qu’on la porte pour qu’elle puisse entrer dans notre baignoire, un mobilier peu adapté aux personnes âgées. Maman lui tient le bras pour qu’elle se soutienne, mais je me précipite pour la saisir par le torse, afin de l’aider au mieux jusqu’au moment où ses fesses se posent dans l’eau (j’ai peur d’être maladroite et de lui faire mal, mais elle me remercie pour mon geste). Cela me fait directement penser à la série feel-good Grace et Frankie, qui met en scène deux femmes âgées et les problèmes qu’elles peuvent rencontrer en raison de leur vieillesse. Je retrouve certaines caractéristiques des deux personnages chez ma grand-mère. J’en parle à mamy et maman, elles rigolent. Trois femmes de trois générations différentes passent un moment heureux. On l’installe le plus confortablement possible, avec un petit coussin pour qu’elle puisse s’allonger. Je la regarde. Ses yeux sont fermés et elle manque de s’endormir. Comme une enfant. Et ça me touche tellement.

*****

J’ai commencé à écrire ce texte il y a environ une semaine. Depuis, mamy nous a quitté·es. La réplique de La Casa De Papel ne pouvait pas être plus juste : on avait diagnostiqué son cancer début mars. Elle est partie de ce monde. Pour où ? Pour quoi ? Qui sait… La suite sera des plus éprouvantes : ne pas pouvoir accompagner nos morts peut avoir un impact dramatique sur nos deuils. Dans un entretien pour Axelle Magazine, Vinciane Despret, philosophe, met des mots sur ce que je ressens : « Tous ces gens, privés de cérémonie d’au revoir, se retrouvent démunis, qui plus est dans une ambiance générale d’anxiété, de désespoir, de perte de repères. […] Avec l’absence de funérailles, disparaît donc cette dimension de réconfort, la lutte contre le désespoir, la réactivation du lien dans le collectif, le fait de dire que la vie continue, quel que soit le chagrin »[1].

Ce n’est pas évident, mais j’essaye personnellement de me réjouir de ces derniers moments que nous avons eu l’opportunité de vivre ensemble malgré les mesures de confinement. J’espère de tout cœur qu’elle s’est toujours sentie entourée et à chaque fois aimée, jusqu’à ces derniers instants. Désormais, je la sens partout autour de moi. Mais j’aimerais tant la serrer encore dans mes bras…

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