Ceci tient d’une confession, une mise en mots pour exprimer ce qui s’est passé, du moins pour en dégager une forme de vérité. Ce texte, ce document, je le pense comme une marque qui me permet d’y voir plus clair, comme une trace sur laquelle je pourrais revenir et qui me permet de me situer.
Imaginez un samedi après-midi, la météo est variable, entre froid et chaud, entre pluie et soleil. Le temps peut vite changer. On essaye avec mon amie de se retrouver, quelque part à mi-chemin entre son foyer et le mien. On se donne rendez-vous à Louise. On passe du bon temps ensemble, on discute et on marche dans la ville. On est nerveux, il y a beaucoup plus de gens dans les rues que les semaines précédentes. Comme nous, les gens doivent avoir besoin de sortir, d’avoir du contact, si pas verbal ni tactile, au moins visuel. À plusieurs reprises, on croise la police. La sortie du confinement s’annonce mais je comprends que les espaces publics, nos communs, ces espaces qu’on partage doivent être sous contrôle.
Ça fait du bien de sortir du lieu de confinement, de l’appartement que je partage avec mon compagnon et nos deux chats, ça me fait respirer et me détend. Je passe un bon moment avec mon amie, ça me fait du bien d’être avec elle. On descend dans le sud de Bruxelles, jusqu’à non loin de chez elle. Je mettrai une bonne heure de marche pour rentrer. Le temps est plutôt ensoleillé, j’ai envie de continuer la balade. J’appelle mon compagnon pour l’informer. Je me prends une bière et je parle avec ma mère par téléphone. J’évite les grands boulevards et les rues fréquentées pour être au calme et ne pas croiser la police. J’arrive quand même dans une rue et j’ai l’impression que, dans une voiture banalisée, des flics patrouillent en civil. Je suis avec ma mère au téléphone, je ralentis et je me fais discret. Je raccroche le téléphone, d’un coup, la tension est montée mais le calme revient vite. Je surprends tout de même un corbeau en train de déchiqueter les entrailles ouvertes d’un pigeon mort. Il s’arrête et feint de ne pas être en train de le faire, je continue ma route mais en détournant le regard, je le vois reprendre son ouvrage. En pleine lecture de Darwin, ça me rappelle que la nature reste un espace de parenté et de partage mais aussi un terrain de lutte pour s’adapter et survivre. La violence pourrait surgir à tout moment, au coin de la rue…
Je continue de marcher. J’arrive vers Louise, je suis à la moitié du chemin jusque chez moi. Après un moment, je décide d’appeler ma sœur. Je suis mis à l’aise par la marche et par ma bière. On parle et puis là, je ne sais pas trop ce qui arrive…
Quelqu’un surgit dans mon champ de vision, d’à côté du métro. Il s’adresse à moi, des gens sont autour, je suis en conversation avec ma sœur au téléphone. C’est un homme errant. Il insiste, il est agressif et s’impose à moi. Je suspends la conversation avec ma sœur et j’indique avec mon corps que je ne veux pas être interpellé comme ça. J’essaie de continuer ma route. Il me suit sur quelques mètres. Il m’insulte : « sale pédé », « si tu crois… sale pédé ». Sa braguette est déjà ouverte, il touche son sexe et semble vouloir le sortir en pleine rue. Ce gars m’oppresse. Hébété, je ne comprends pas ce qui arrive, je lui résiste avec des mots et j’essaie de m’éloigner dans la mesure du possible. Je lui dis de me laisser tranquille, que je ne sais pas ce qu’il veut, que je ne comprends pas son problème. Peut-être est-ce là qu’il m’insulte de « sale pédé », je ne sais plus trop. Je pense que les gens autour se retournent sur la scène. À nouveau, je ne comprends pas trop ce qui arrive. Il m’assène un coup de poing dans la joue gauche, je suis surpris et je manque de lui répondre. Je veux lui répliquer par la violence mais ça dégénère. Je choisis la fuite, un homme faisant de la course à pied arrive vers nous, je traverse le boulevard, l’échange se termine aussi abruptement qu’il a commencé. En détournant le regard, je vois le gars battre en retraite dans la station de métro.
Presque de l’autre côté de la rue, je reprends ma sœur restée en ligne, elle me demande ce qu’il se passe. Elle sonne interloquée, je ne répondais plus et elle entendait vaguement des échanges. Inquiète, elle me demande comment je vais. Je reste sommaire, un gars titubant m’a insulté et donné un coup de poing. Je choisis de minimiser et lui demande de parler d’autre chose. Je continue ma route vers chez moi. Je croise d’autres passants pendant qu’on s’indigne avec véhémence de la politique de gestion de l’épisode coronavirus. Malgré mon engagement dans cette conversation sur quelques dizaines de minutes, j’ai des bribes de l’échange violent qui me reviennent en tête. A plusieurs occasions, ma sœur me demande comment je vais, je nous rassure même si je suis un peu choqué à l’intérieur. J’hésite à arrêter des policiers pour les alerter de ce qui m’est arrivé, j’ai bu une bière, je me dis que ce n’est pas une bonne idée. J’arrive finalement chez moi, j’ouvre la porte et je me pose sur les escaliers. Je m’assieds un peu dans les espaces qu’on partage avec la propriétaire, j’ai besoin de souffler avant de rentrer. Je continue ma conversation avec ma sœur, on parle de légumes, du jardinage, de l’attrait de faire pousser et récolter ses cultures. Après quelques temps, l’échange touche à sa fin et j’ai repris contenance. Je monte jusqu’à mon appartement.
De manière un peu distanciée, je raconte à mon compagnon ce qu’il s’est passé. Je suis descriptif, mon discours objective la mauvaise rencontre : un gars probablement sous l’effet d’une drogue, vivant peut-être dehors, peut-être refoulé sexuellement, la violence de la rue, la tension des gens à la sortie du confinement, etc. Il me rassure et me prend dans ses bras. On parle d’autres choses mais j’en viens à nouveau à cet évènement, j’y glisse encore et encore, je commence à m’y perdre un peu. Mon compagnon me secoue et tâche de m’en sortir. Il me dit de ne pas prendre cette rencontre personnellement, qu’elle reste contingente. J’essaie, je ne me sens pas insulté de « sale pédé » mais plutôt marqué par la violence verbale et physique, par la forme et la manière plus que par le contenu de l’échange. Je souffle un peu.
Plus tard, je finis par m’installer avec lui devant le coucher du soleil, un rituel que je pratique le plus possible depuis le début du confinement, comme une façon de rester lié ou davantage me connecter avec la nature si peu présente dans notre quartier. Malgré tout, la mauvaise rencontre continue de me travailler, peut-être l’alcool qui me fait dériver. À ce moment-là et c’est l’affect qui prendra finalement le dessus, je ressens de la colère. La colère d’avoir été assigné avec violence comme « homosexuel », d’avoir reçu des insultes de « sale pédé », d’avoir été agressé pendant un moment de détente. Dans ma tête, je me rappelle cette fois où après m’être bien laissé aller avec mon copain aujourd’hui compagnon, je rentre vers mon ancien appartement et je me fais accoster par deux gars. Toute une scène, l’un me drague et joue sur mon désir, il me met mal à l’aise et essaie de me voler mon portefeuille, dans ma propre rue. Je riposte et l’envoie balader, je cours alors chez moi et je passe une nuit affreuse dans l’obscurité, travaillé par la peur et la paranoïa. J’en reviens au coucher de soleil actuel, mon compagnon essaie tant bien que mal de me détendre et me faire lâcher l’affaire. Je lui exprime ma colère, bien que j’essaie de la canaliser. Il me laisse gérer ça, prendre mon espace pour arriver à donner à cet affect une voie constructrice. Dans ma tête et dans mon corps, j’en arrive à la violence de la rue, je pense à cette copine qui disait un jour à quel point la rue restait un lieu de passage inconfortable pour elle en tant que femme. Ma colère me mène à ça, au fait que malgré et peut-être surtout à cause de l’arbitraire des mesures de confinement et la précarité dans laquelle elles plongent certain·es, les échanges sociaux sont plus nerveux et électriques. Je pense à mon amie que j’ai vu aujourd’hui qui avec lucidité me disait au début du confinement dans quelle mesure les gens qu’on rencontre dans la rue sont des hommes. Je me remémore mes balades en rue, tous les hommes que j’ai croisés, tellement à l’aise d’occuper cet espace. De tous ces hommes qu’on rencontre dans la rue (des femmes parfois, des couples aussi...) et desquels c’est nous qui devons nous distancier car ils n’ont pas l’intention de changer d’un pouce leur trajectoire. C’est nous qui devons descendre du trottoir et marcher sur la route, pendant qu’eux n’ont même pas l’air conscients de leur capacité à se mouvoir, à changer de direction. C’est dans cette voie presque chorégraphique, c’est un peu comme une danse qu’à présent ma colère prend forme. Une danse qui envoie valser dans le décor tous ces mecs à l’aise dans l’espace public qu’ils considèrent comme leur territoire, ces mecs que je m’amalgame peut-être trop vite comme hommes hétéros et machos qui imposent avec force leur normalité dans les communs qu’on partage. Je voudrais les toucher et les saisir aussi violemment qu’eux se permettent de le faire pour les rendre discrets et invisibles, ou peut-être de manière plus constructive leur faire comprendre dans leur corps et leur esprit qu’ils sont en fait vulnérables par ce fait même qu’ils se croient forts et masculins, que dans cette domination, ils apparaissent fragiles.
Mais comment faire ? Comment savoir répliquer dans un échange violent, comment dans une rencontre par définition contingente et imprévisible savoir se défendre ? Faut-il toujours être sur le qui-vive, être toujours prêt à riposter et répondre de qui l’on est ou du moins de ce que les autres nous assignent à être et ce, dans n’importe quel lieu, à n’importe quel moment ? Quels rôles seraient capables d’occuper la police et les institutions ? Est-ce que finalement tout ça n’anime pas la paranoïa et le ressentiment ? Est-ce que cela n’ouvre pas la voie à des pensées qui réduisent tout à une seule lecture du réel ? Est-ce qu’on ne peut alors être à l’aise que dans espaces familiers, sécurisés, bien clôturés et bien gardés ? Est-ce que cette sécurité n’est possible que pour celleux qui ont la force physique et mentale de faire face ? Comment rencontrer ce qui nous est autre, autrement que dans un échange violent ? Comment désamorcer cette violence, gérer le conflit pour que la rencontre puisse s’établir pile là où se développe ce qui fait problème et qu’ensemble, l’un et l’autre, on travaille vers un échange plus respectueux ? Est-ce que cette rencontre doit nécessairement s’établir à travers le don de soi et l’exposition au risque, voire au sacrifice ?
Personnellement, la seule réponse que j’entrevois et que je m’efforce de cultiver depuis quelque temps, petit à petit, c’est d’être fier de ce que je suis, de mon expérience, de ces acquis et de ces possibles pas juste en termes d’identité et de genre. Comprenez-moi, pas une fierté qui serait narcissisme, pétrie de confiance en soi et de certitude de qui l’on est. Plutôt, une fierté qui refuse d’intérioriser la honte d’être assigné à être tel·le, qui problématise la violence des échanges. Ce ne va pas sans mal ni sans heurts comme l’atteste cet épisode. N’empêche que c’est ce que je choisis d’en garder. Je décide de ne pas avoir peur de retourner en rue, tant pis si ça se passe mal. J’aurai au moins essayé avec ce récit de soi de produire une réflexion et de cultiver une forme critique de vérité qui a le mérite d’être constructrice et de rester accueillante de l’autre.
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