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Ça va toujours

Les rais du soleil me lèchent le visage et je m’éveille doucement. De ses yeux rouges et accusateurs, le réveil sur la table de nuit me regarde. Sans doute m’en veut-il toujours de l’avoir éteint d’un coup de main somnolente. 10:23. Funambule noctambule, je marche sur le fil du sommeil, juste au-dessus d’un océan de culpabilité. Tu ferais bien de te lever, fainéant. Le confinement a vraisemblablement bouleversé l’espace-temps car chaque journée, chaque heure, chaque minute, chaque seconde est similaire à la précédente. Moi, par contre, j’ai changé. Dans le dédale du confinement, mon corps confond la nuit et le jour. Un soleil lunaire et une lune solaire qui, tour à tour, se jouent de moi et de mon sommeil. Lunatique. Impossible de m’endormir et de me réveiller, je vis décalé… Symptôme de la chauve-souris. Ça vous rappelle quelque chose ? 

Je suis perdu. J’ai perdu le compte des jours à rester loin de tout et de toustes. La grande nouvelle du déconfinement n’a absolument pas altéré cette situation. C’est une habitude qui est à présent si profondément ancrée que je peine à m’en débarrasser. La paranoïa et l’anxiété se sont fusionnées à mon ombre, me suivent à la trace et ne me quittent plus. Je suis un pessimiste, un déconfit né. Je vois souvent le verre d’eau à moitié vide. En ce moment, je le viderais volontiers d’un seul trait si j’avais un somnifère sous la main. Un peu drama aussi, j’avoue. Parfois, des élans positifs me surprennent. J’en attrape la nausée de ces vacillements entre polarités, de cet ascenseur émotionnel. Sans aucun doute avons-nous toustes des belles et mauvaises journées. Hier était une mauvaise journée. 

Quand j’ouvre les yeux, tu as déjà déserté le lit, sans un mot. Quand je t’aperçois à ton bureau, tu lèves à peine les yeux. Tu m’en veux toujours d’avoir jeter un coup d’œil aux messages de ton Facebook quand tu es sorti. Je t’en veux toujours d’avoir effacé en direct les messages que tu a échangé avec ce garçon. « Tu as prévu quelque chose après le déconfinement ? ». Il y a 4 ans d’ici, tu avais fait bien plus que d’envoyer des messages. Et maintenant ? Maintenant, tu m’assures que tu les as effacés pour éviter que je ne me fasse de fausses idées, que tu ne doives supporter une autre de mes crises. Le serpent se mord la queue. Je ne suis pas un jaloux excessif, non. Je tourne dans ma cage, tourne et tourne encore, si bien que j’en perds la tête. L’adultère ou la non-exclusivité me semblent acceptables. Pas le mensonge. Je me dis que tu ne restes que parce que tu y es obligé. Et que dès que le grand final du déconfinement sera arrivé, tu tireras un trait sur nous. Sur moi, ce paranoïaque en quête de transparence.

Le déconfinement ? S’il-te-plaît, pas maintenant. Est-ce vraiment une bonne idée ? Je suis plus que sceptique. Où sont mes antiseptiques ? Je vis à côté d’un centre commercial. Du haut de ma tour (dorée, on peut le dire), j’aperçois la marée de voitures dans les rues alentours. Présage d’un deuxième tsunami ? Je ne suis pas expert·e. Je ne suis pas commerçant·e. Je ne suis pas dans la nécessité d’acheter. Mais je suis méfiant à la vue de ce cadeau. Empoisonné ? Je suis un garçon à qui l’on donne une confiserie pour qu’il soit sage, pour ne pas qu’il crie que certain·es adultes ont parfois tort, celles et ceux-là mêmes qui taisent le risque que la future intervention du·de la dentiste puisse faire mal. Très mal. Dans le cabinet, le verre d’eau est vide. 

Je ne me qualifierais pas comme appartenant à la catégorie des gens sociables. Non, il faut préciser. J’ai pas mal de connaissances et plusieurs ami·es sur qui je pourrai toujours compter. Le problème vient plutôt des contacts interpersonnels. Dans l’interaction, il m’arrive de ne pas me faire comprendre. Les mots coulent de ma bouche de manière désordonnée, formant un méli-mélo chaotique et incompréhensible. Je comprends assez rapidement que ce que je viens de dire n’a absolument aucun sens, parfois avant même que la confusion ne puisse se lire sur le visage de mes interlocuteur·rices. Alors, je peux soit décider de renchérir en expliquant mes propos de manière encore plus compliquée, ou encore, décider de laisser place à un silence tout aussi gênant. La cerise sur le gâteau, c’est que le fait même d’être conscient d’agir bizarrement vous rend encore plus bizarre. Un anormal ? Comme lorsque vous sortez d’un magasin de vêtement et, qu’en passant devant le·a vigile, la peur d’être suspecté·e d’être un·e voleur·euse vous fait agir comme si vous en étiez réellement un·e. Je suis étonné qu’on ne m’ait pas encore arrêté. Ah, juste, mon profil ne correspond pas aux standards racistes… C’est compréhensible, ou je dois réexpliquer ? Bref, après ces semaines passées à l’écart des autres, j’ai découvert que cette période a considérablement renforcé ces difficultés de communication, ce sentiment inconfortable de cette règle répétée. N’agis pas bizarrement. N’agis pas bizarrement. N’agis pas bizarrement. « Vous avez la carte Delhaize ? » Hein ? J’y avais pas pensé à celle-là. La carte est attachée à mes clefs et emmêlée avec mes écouteurs dans ma poche gauche. Ou la droite, peut-être ? J’ai oublié laquelle. Mais si je sors tout ça et que je dois tout démêler… Elles vont peut-être tomber au sol, je vais devoir les ramasser. Ou comme la dernière fois… Ah oui ! Répondre. « Non, désolé. » Bien joué. Ce n’est pas la vérité, mais c’est court et précis… Mais désolé de quoi ? Disolé plutôt. Oui, c’est ça, je suis disolé. En cours de disolation. De dissolution ? 

Sur les réseaux sociaux dans lesquels je m’enlise, je remarque les nombreux hommages aux grand-parents parti·es trop tôt. Bien que cela ne soit pas dit explicitement, j’aperçois le virus en toile de fond, un spectre que l’on voit sur la photographie en plissant juste un peu les yeux. Je suis triste. Un cœur rouge. J’adore ? Qu’est-ce qui va pas chez toi ? Non, j’adore pas cette nouvelle, mais un pouce bleu, c’est pareil, non ? J’aime pas. Du coup, j’attends la fin pour leur faire un câlin. Là, au moins, iels ne se poseront pas mille questions. Rectification. Là, au moins, je ne me poserai pas mille questions. 

Outre les posts funéraires, d’autres informations et d’autres histoires me parviennent. Celles des milliers de femmes qui subissent des violences domestiques, éternellement présentes, mais intensifiées durant la période de confinement. Celles de scientiflics blancs européens proposant d’utiliser les africain·es comme éprouvette expérimentale. Celles de décisions gouvernementales qui transpirent la transphobie décomplexée. Hier encore, je suis bouleversé par cette agression LGBTQI+ophobe à la gare des Guillemins à Liège. Bouleversé, mais pas étonné. Je ne relaterai pas les faits ici, car les mots du témoignage de Tom ne peuvent être transposés. Ils se suffisent à eux-mêmes. Beaucoup d’entre nous avons également ces mots inscrits sur la surface de nos peaux, dans nos pensées, dans nos cauchemars comme dans nos rêves. Cette année, la Pride n’aura pas lieu à Bruxelles. Elle transcendera l’espace, prendra d’autres formes. De fait, notre fierté est indestructible. Grâce à certaines personnes, elle se queerisera encore et encore. La situation que nous connaissons est anormale. Cela tombe bien, car pour beaucoup d’entre nous, l’anormal, c’est notre spécialité. Un retour à la normale ? No, thanks. Oh, tiens. Un verre à moitié plein. 

Maman va bien. Après quelques semaines de quarantaine, elle a été retestée. Négatif, ce qui est positif. Compréhensible ? Elle a repris son travail à l’hôpital, de nouveau, en première ligne. Elle m’a envoyé une photo d’elle, toute de bleu vêtue. Une véritable héroïne masquée. Elle sauve des vies, mais, comme beaucoup d’autres héro·ïnes, elle reste anonyme, méconnaissable. Tous les soirs, à vingt heures, les applaudissements retentissent dans la ville. J’espère que toi aussi, tu les entends. J’espère aussi qu’un jour, tous vos masques pourront tomber. Je vois le happy-end à l’horizon. Rapprochons-nous en à grands pas politiques. Le verre se remplit, goutte par goutte. 

Après avoir envoyé mon premier texte il y a quelques semaines, j’observais. De l’autre côté du miroir, j’ai aperçu vos commentaires, vos pouces et vos cœurs. Couché sur mon lit, mon téléphone entre les mains, j’étais submergé par une vague de chaleur, ce doux sentiment d’être entendu. Le verre déborde. La rédaction de ce texte avait déjà eu un impact cathartique sur moi. Vos interventions, c’était le sucre sur les fraises, celui qui fond et se transforme en sirop rose, mais continue de croustiller sous les dents. Quitte à devoir aller chez le·a dentiste, mieux vaut manger ce que l’on aime vraiment, non ?  

Ça va toujours. Je vous assure. Depuis, le début du confinement, je me suis remis à peindre et à pâtisser. J’écris un peu, je lis beaucoup et j’aime à la folie. Encore un hobby à découvrir et je serai un épisode de Queer Eye. Cinq personnalités gays et un cas désespéré à moi tout seul. Je suis un verre rempli d’un fluide appelé « émotions ». Parfois, le verre est vide. Parfois, le verre est plein. En ces temps de dé/confinement, il semblerait que l’eau s’évapore plus vite que d’habitude, parfois, en une journée seulement. Aujourd’hui, j’y ai mis une fleur. Je vais veiller à l’abreuver, ni de trop, ni de trop peu. À moitié. Juste à moitié. 

Ce matin, je m’éveille doucement. À côté de moi, plus de copain. Disparu. Pouf… Et puis la porte s’ouvre, et je l’aperçois. Ouf. Plateau à la main, sur lequel sont posés tranches de poires, lait de soja chaud, bol de Muesli, tartine de Nutella. Arrive alors une des sucreries les plus appréciées… La tasse de café. Ne soyez pas déçu·es, les sucettes à la fraise viennent en dessert. Avec la relation conflictuelle que j’entretiens avec mon réveil ces derniers temps, un nœud s’est formé dans mon estomac. Je doute être capable d’avaler quoi que ce soit. Mais avec ce sourire, ce rayon de soleil, et ce bisou, comment résister. Aujourd’hui, c’est une belle journée. Aujourd’hui, c’est un nœud papillon que j’ai dans le ventre.  





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