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Le confinement, moi je connais, c’est l’histoire de ma vie que voici !

Ayant vécu la guerre dans mon pays d’origine, ce confinement éveille chez moi un mélange de sentiments contradictoires. D’un côté, comme personnes confinées non touchées par la maladie ou le décès d’un·e proche que nous sommes pour le moment, nous vivons dans le confort d’être chez nous, dans une maison avec jardin et d’avoir tous les moyens nécessaires à une vie quotidienne agréable : nourriture, chauffage, eau chaude, internet, ordinateurs,… D’un autre côté, notre corps et notre âme, déjà traumatisés par la guerre, luttent pour faire la part des choses et ne pas sombrer  dans la peur tétanisante. La peur de cet extérieur qui est devenu menaçant, la peur d’une mort possible à laquelle on a pourtant échappé des années durant. Pour la première fois aussi depuis notre exil, nous ici et nos proches éparpillé·es de par le monde, nous sommes plongé·es dans la même « guerre », nous vivons la même peur. 

Mon confinement à moi a commencé il y a bien longtemps…

Confinée dans le ventre de ma mère pendant 9 mois, j’ai décidé de sortir une nuit de septembre 1972 au Liban. Cette nuit-là, je ne suis pas la seule de sortie. Les avions de chasse israéliens aussi. Pas un chat ne bouge dans ce Sud meurtri depuis des années. Mon père, membre de l’armée, est retenu. Ma mère de 20 ans a deux enfants déjà sur les bras, deux accouchements par césarienne. A l’époque, ce n’était pas « tendance » comme aujourd’hui. Elle le vivait comme un échec, comme un manque de féminité. Elle avait rencontré une sage-femme qui lui avait promis de l’accoucher par voie basse cette fois-ci. Elle y a cru. Elle se rend donc dans la ville où cette sage-femme pratique et où la famille de mon oncle habite. Seulement voilà, maman n’a pas été prévenue de l’offensive israélienne sur les camps des réfugié·es palestinien·nes tout proches ! Moi non plus ! Les contractions commencent le soir, la ville est paralysée. Il n’y a que les fusées éclairantes dans le ciel, la panique au ventre de ma mère et l’ombre de la mort qui s’approche ! Il faut aller à l’hôpital. Mon oncle n’a pas de voiture et aucun taxi ne circule. Mais après avoir fait le tour du quartier, un voisin se sacrifie et emmène ma mère, mes deux sœurs, la femme de mon oncle et deux de ses enfants à l’hôpital où elle a l’habitude d’accoucher. Elle se fait d’ailleurs gronder par son gynécologue, propriétaire de l’hôpital, pour son entêtement pour l’accouchement naturel et la compagnie de « toute sa tribu » dans un hôpital en guerre !  

Combien de fois ai-je entendu cette histoire ?! Je suis née dans une nuit d’apocalypse, jonchée de blessés et de cadavres. Je suis la troisième fille d’une jeune mère qui accouche par césarienne et qui attend impatiemment un garçon, la délivrance. Alors, plusieurs options s’ouvrent pour mon prénom. Certain·es veulent m’appeler « Guerrière », vu les circonstances, mais le choix se pose sur un prénom qui évoque la lumière en arabe « nour », « la seule lumière » cette nuit-là comme ils me l’ont souvent dit, c’est plutôt sympa ! 

Bien sûr je ne me rappelle pas de cette nuit, mais mon corps, lui, certainement. J’ai une sacrée peur des hôpitaux et du noir. Je salue plus que tout le courage du corps médical, un métier que je n’aurais jamais pu exercer. Ravie aussi de vivre dans un pays où, pendant des mois, la nuit est bien courte !  

Mon confinement ne faisait que commencer… Pendant des années, en plus de mes vingt-sept ans de confinement dans ce village oublié aux pieds du Mont Hermon vu la restriction de mouvement dans un contexte de guerre, j’ai été confinée dans mes peurs. Le Liban était plongé dans la guerre civile et notre région, épargnée par les luttes fratricides, subissait la guerre avec Israël. De l’invasion israélienne en 1982 à la longue lutte de la résistance pour libérer cette partie annexée du Sud-Liban, nous passions nos nuits à détecter le sifflement des bombes qui survolaient le village pour aller exploser dans la montagne et l’inverse. Les résistants prenaient la montagne comme base de leurs actions. Mon père nous rassurait en disant que le sifflement était plutôt un bon signe, que la bombe avait traversé le village. Ce qui était inquiétant c’était de ne pas l’entendre !  

A l’ouest du village, il y a une magnifique forêt de pins et une grotte. Elle a été longtemps occupée par des combattants palestiniens. Mes parents ont un champ qui donne sur cette grotte que nous regardions de loin avec beaucoup de craintes. La réputation des combattants n’était pas fameuse auprès des villageois. On raconte encore l’histoire d’une jeune fille de notre région qui est tombée amoureuse d’un combattant et qui a fui avec lui, le scandale ! Cette forêt était donc interdite, comme la montagne d’ailleurs ! En tant que filles, notre périmètre était doublement limité. Et en évoquant cette jeune femme tombée amoureuse de quelqu’un qui n’était pas de la même confession qu’elle, je pense à plusieurs « suicides » suspects survenus dans la région. Plusieurs jeunes femmes se seraient « suicidées » à la même période. Une amie féministe m’a mis la puce à l’oreille l’année passée en me parlant de sa tante qu’on aurait « suicidée » pour une question d’honneur !  

L’honneur de la famille, l’honneur des hommes que nous portons entre nos jambes, ce confinement qu’on nous impose, qu’on s’impose pour protéger ces hommes que nous chérissons. Les protéger du regard et du châtiment d’une société patriarcale impitoyable avec les « errantes » et ceux qui les tolèrent. Un sacré confinement aussi cette pression sociale et cette prison de genre dont le monde entier peine à sortir !

Mais malgré tout, le confinement était pour moi un signe de protection et de sécurité car le monde extérieur était dangereux. J’ai mis longtemps avant d’oser en sortir quand j’en ai eu l’occasion. C’est en Belgique en 1998 que j’ai connu pour la première fois un pays en paix. Un pays où les infrastructures fonctionnent : l’eau, l’électricité, les transports en commun… J’ai toujours un plaisir discret quand j’entends le frigo démarrer, signe que l’électricité est de retour dans le pays des cèdres ! C’est en Belgique qu’en tant que femme, j’ai été reconnue comme adulte, responsable de ma vie. C’est en Belgique que je suis devenue citadine, proche de l’université, de la vie culturelle, des magasins, de la vie tout court. Etudiante au Liban, chaque trajet pour l’université nous coûtait quatre heures aller-retour dans des routes de montagne, le cauchemar pour une personne qui a le mal des transports comme moi.

En Belgique j’ai osé sortir. J’ai osé circuler en ville, changer de logement, changer de lit, changer d’oreiller ! J’ai osé marcher dans les forêts, prendre le train, traverser des frontières, voyager. C’est en Belgique que je suis passée, en partie, de la survie à la vie et que mon corps s’est débarrassé petit à petit du poison des tensions chroniques. En partie, car il y a des choses qui nous accompagnent à jamais. La crainte pour ma famille restée au Liban n’a jamais cessé ! 

Première secousse en Belgique, les attentats terroristes en 2016, la peur retrouve son chemin dans mes cellules et surgit la crainte d’avoir perdu cet endroit refuge. Deuxième secousse, aujourd’hui, cet extérieur qui redevient dangereux et tous les questionnements sur demain qui fusent. 

Je ne sais pas de quoi sera fait demain. Demain n’a jamais occupé beaucoup de place pour moi. Pour mieux vivre, je suis depuis longtemps la devise des soufis : faire de son mieux au quotidien et accepter ce qui arrive ! Je fais de mon mieux au quotidien, et j’accepte ce qui arrive. Cette page sera tournée, comme toutes les autres, avec des blessures certes, mais j’espère avec beaucoup d’apprentissages pour nous tous·tes. 

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