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J’ai déjà été confinée

J’ai déjà connu une sorte de confinement, ce qui donne à celui d’aujourd’hui une saveur particulière. Durant une période extrêmement difficile pour moi du point de vue de la santé mentale, j’étais terrifiée par le monde extérieur et je ne sortais que pour les biens de première nécessité. Par ailleurs j’étais au chômage et je passais donc le plus clair de mon temps enfermée chez moi. D’une certaine façon, j’ai alors vécu quelque chose comme trois mois de confinement.

Si cette situation passée se compare à celle d’aujourd’hui par l’enfermement à domicile, la ressemblance n’est que superficielle. A l’époque tout d’abord, les rares sorties étaient une source d’angoisse presque intolérable. Aujourd’hui, je chéris ce moment où, tous les quelques jours, je sors faire les courses. Dans mon couple, nous discutons régulièrement des tâches ménagères, nous échangeons en particulier sur leur répartition. Par curiosité, je me suis demandé un jour ce que les scientifiques disent sur la façon dont se répartissent les tâches ménagères au sein des couples homosexuels (réponse : il n’y a pas de consensus entre elles pour dire que ça se passerait de telle ou telle façon). Dans le mien en tout cas, il y a une recherche active du plus d’équité possible, dans un processus permanent de négociation et de métacommunication. L’équilibre auquel nous avions abouti avant le confinement me rendait responsable des courses. C’est donc habituellement moi qui vais au supermarché à dix minutes de chez nous. Hier, cependant, j’ai proposé à ma compagne qu’elle sorte les faire de temps en temps.

J’ai eu cette idée à la suite d’une observation personnelle. En ces temps de confinement, la population que je croise dans le magasin me semble nettement plus masculine qu’auparavant. Il me semble y avoir en particulier beaucoup plus d’hommes seuls qui font les courses. Je ne sais pas comment l’interpréter. Face au danger de l’épidémie, les hommes montreraient-ils leur bravoure en affrontant les rayons du supermarché grouillant de coronavirus ? Ou, dans ce contexte, le prétexte des courses fournit un agréable moyen de se balader sous le soleil printanier et les hommes s’attellent donc davantage à cette tâche ? Réfléchissant à cette dernière hypothèse et à mon propre rapport à cette tâche durant cette période de confinement, il m’est apparu que, peut-être, ma compagne aussi voudrait aller voir en ce moment si la salade est plus verte au supermarché que dans le jardin de nos voisins du dessous, si le rayon pâtes a retrouvé sa splendeur d’antan ou peut-être glaner l’une ou l’autre recette de cuisine pour accommoder le papier toilette (pourquoi ce rayon a-t-il été et demeure-t-il pris d’assaut ? Cela reste un mystère pour moi). On se distrait comme on peut, que voulez-vous. Bref, ma proposition qu’elle aille aussi de temps en temps faire les courses a été acceptée avec plaisir et nous avons adapté notre répartition des tâches ménagères en fonction. Je fais davantage de vaisselle, par exemple, pour compenser.

Un autre élément de différence avec le premier confinement, c’est que je suis en couple. Cela change les choses d’une façon inimaginable. À l’heure où j’écris ces lignes, ma compagne est à côté de moi, en train de jouer à son jeu vidéo du moment. Elle s’énerve, peste et crie contre les membres de son équipe, pas assez performants à son goût. De mon côté, je ressens de l’agacement, de l’énervement même contre ces vociférations qui nuisent à ma concentration. Je pense alors à ces plaisanteries partagées par des amies ou par ma mère, sur l’Autre devenu insupportable depuis qu’on est confinée avec lui/elle. Et pourtant, je continue à regarder ma compagne avec amour, parce que je sais au fond de moi, la vie me l’a durement appris lors de ce premier confinement, que c’est un bonheur d’être confinée avec une personne qu’on aime malgré ses agaçants défauts, par opposition à la solitude dévastatrice que j’ai pu vivre à l’époque.

Lors de ce que j’appelle mon premier confinement, je n’avais pas la chance d’être aussi bien accompagnée. Je n’avais que deux colocataires pour me tenir compagnie, qui toutes deux étaient prises dans leurs angoisses respectives, et nous avions pour ainsi dire peu de contacts. La solitude que je ressentais alors, je tentais de la noyer dans diverses addictions, elle était dévorante, m’empêchait de faire quoi que ce soit. Aujourd’hui, grâce à la présence de ma compagne, la solitude n’est pas aussi forte. Bien sûr mes amies me manquent (j’y reviendrai) mais j’arrive tant bien que mal à poursuivre une vie presque normale. En particulier, grâce à sa présence, à nos discussions sur l’épidémie, sur nos ressentis durant cet isolement forcé, je parviens à transformer la solitude de ce confinement en source d’enrichissement. Sa présence m’aide à retrouver mes loisirs malgré le bouleversement de nos habitudes. J’écris un roman, je lui fais lire des chapitres. Je crée de la musique, je lui fais écouter. Son retour critique m’est toujours précieux. Elle me raconte les séries qu’elle regarde et les jeux auxquels elle joue. Nous nous soutenons. Ensemble, nous partageons la tristesse et la peur que nous ressentons à chaque fois qu’une ambulance tous feux allumés vient chercher quelqu’un dans notre rue (on les voit d’autant plus qu’il n’y a quasiment plus de circulation). Nous cuisinons avec ce que les gens qui fréquentent le même supermarché ont bien voulu nous y laisser, nous découvrons de nouvelles saveurs. Je m’assieds à côté d’elle sur le canapé, et je me blottis tendrement contre elle en la regardant jouer à la console. Nous profitons d’une certaine façon de ce moment de ralentissement dans notre vie sociale et étudiante, où amies et cours présentiels nous laissent habituellement trop peu de temps ensemble, vraiment ensemble. 

Si mon couple est la pierre angulaire de ma vie sociale, d’autres choses en font partie en temps normal. Il y a d’autres étudiantes et des copines avec qui, sans que je puisse dire que nous sommes amies, j’entretiens une relation chaleureuse. Et puis il y a des amies. Le mot « amie » a un sens fort pour moi. C’est quelqu’un que j’aime, quelqu’un pour qui je suis prête à faire beaucoup. C’est parfois une ex aussi, avec qui nous avons décidé de redevenir proches une fois la blessure de la rupture guérie. C’est aussi parfois quelqu’un pour qui je peux avoir une attirance physique, quelqu’un avec qui la relation peut, si c’est partagé, devenir ambiguë… ou non. Cette dernière partie, l’attirance possible, et ce qui peut ou non en découler, c’est quelque chose qui n’est pas possible en temps de confinement. Cela joue sur la proximité, sur les attitudes, sur le toucher bien sûr aussi, en bref sur toutes ces choses de la communication analogique qu’on perd largement avec la communication par internet, même en vidéo. Actuellement, toutes mes amitiés sont pour ainsi dire platoniques, mais j’aurais encore pu faire une telle rencontre jusqu’ il y a peu. Avec le confinement, cette possibilité n’existe plus et cela crée pour moi un vide, un manque. 

Même hors de ce contexte particulier, le contact physique me manque. Dans mon éducation en partie méditerranéenne, j’ai appris à communiquer avec les mains, à ponctuer mon langage par des contacts sur le bras ou l’épaule de mon interlocutrice, selon la situation, ou à défaut en tout cas à faire des gestes dans cette direction. J’aime aussi, lorsque c’est approprié, exprimer mon affection en serrant mes amies contre moi. Tout ça aussi est maintenant impossible et accentue encore cette sensation de manque. 

Cependant, je crois que ce confinement renforce paradoxalement mes liens avec mes amies, comme si l’éloignement physique appelait une intensité émotionnelle accrue. Je crée peut-être cette situation par mes propres angoisses liées à la solitude, peut-être je donne davantage de moi-même et je reçois davantage des autres ? Peut-être aussi je surinterprète une situation banale du fait que, durant mon premier confinement, je n’avais pas de tels liens et j’étais presque complètement seule ? Quoi qu’il en soit, j’ai l’impression que les liens affectifs se resserrent. Je parle tous les jours ou presque désormais avec une nouvelle amie, amie qui n’était que « la compagne de mon amie » il y a encore quelques semaines seulement. Au-delà des discussions certes sympathiques sur nos loisirs communs ou sur nos études, nous nous entraidons. Que ce soit du careémotionnel ou pour un soutien plus concret, les réseaux amicaux et amoureux se transforment en de véritables toiles de solidarité. Ce n’est certes pas une nouveauté, ce genre de réseaux étant déjà une source de solidarité en temps normal. 

J’ai toutefois l’impression que, du fait de la peur de cette épidémie et de la peur de ce qui suivra, il se crée au sein des réseaux amicaux et amoureux une solidarité au sens le plus fort du mot. Ce n’est plus simplement « tu as un problème, j’ai une solution pour t’aider » mais plutôt « on est ensemble dans la galère que nous vivons et celle que nous vivrons ensuite ». A minima dans les cercles lesbiens et plus largement LGBT que je fréquente, j’ai l’impression que, face à cet événement inédit, face à la peur et l’angoisse qu’il suscite en chacune, les chicaneries intra-communautaires et les brouilles sur fond de drame amoureux sont mises un peu de côté. Dans ce mouvement, je contacte régulièrement mes amies proches ou lointaines, j’ai même repris contact avec une ex que je pensais avoir plus ou moins sorti de ma vie suite à une relation houleuse. Bien que le contact reste distant, nous avons des échanges chaleureux et soutenants. Comme si, en cette période, ce qui importait le plus était de se retrouver entre personnes qui comptent ou qui ont compté les unes pour les autres, peu importe le reste. 

J’avais envie de terminer sur une touche intellectuelle (mon mécanisme de défense préféré), par une savante référence ou une réflexion « méta » mais je n’ai rien trouvé de satisfaisant. Ce qui se passe en ce moment, par son caractère aussi global que soudain et sa progression fulgurante, échappe à mon langage. Sans même parler d’intellectualisation, j’aurais besoin d’un nouveau mot pour exprimer de façon plus spécifique ce que je ressens. Il me faudrait un mot pour désigner à la fois la peur et l’angoisse que je ressens face à cette catastrophe et peut-être davantage face aux conséquences sociales et politiques qu’elle ne manquera pas de créer, la tristesse issue du manque de contacts humains, mais aussi la douceur et le soulagement d’être bien entourée en cette période difficile.

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