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Du brocoli et des hommes

Liste dûment complétée glissée dans la poche arrière, attestation recopiée soigneusement dans le sac, datée et signée, heure de sortie mentionnée. Masque de fortune autour du cou, prêt à être remonté. Sacs cabas à la main, la panoplie des confiné·es est prête. Starter pack quarantaine. Me voilà parée pour LA sortie de la semaine. 

Faire les courses est devenu l’attraction hebdomadaire, le petit plaisir teinté du goût du risque. Frissons le long de l’échine quand on parvient enfin à entrer dans le supermarché après une bonne heure de queue. L’enseigne nous fait de l’œil, l’artifice capitaliste paraît un peu moins laid que d’habitude en ce moment. À l’heure où les marchés ont replié leurs étals, la possibilité de consommer local et de saison est franchement déjouée. 

On n'a rien connu de plus stimulant depuis cinq jours, fac-similé de la vie en société pré-pandémie. Seul espoir de croiser des jeunes de son âge quand on a la chance de ne pas vivre dans un patelin. 

Lieu de socialisation aussi, nouvel espace de rencontre. Les Tinder et Happen font grise mine face aux parkings des hypermarchés. C’est en attendant devant les magasins alimentaires qu’on est susceptible de rencontrer l’amour alors ? Ça va bien deux minutes les applis (encore faut-il y être !) mais ça remplace pas le contact humain. Seul moyen de croiser des inconnu·es en chaire et en os. Corporalité du désir, ça se charme entre deux allées. Coup de foudre au rayon produits d’entretien. La love story 2020. 

Ça fera de belles histoires à raconter aux futur·es humain·es. Tu sais, la génération post-Covid. 

« Vous vous êtes rencontré·es comment ? Au rayon légumes, il choisissait un brocoli pendant que je comptais mes citrons, c’était le seul homme dans le rayon, je l’ai repéré tout de suite ». C’est bien connu, les « mâles » cisgenres et hétérosexuels ne cuisinent pas - encore moins des légumes ! - et fuient toute source de fibre à cinq cents mètres au moins. Ça frémit devant les pousses d’épinard, ça fronce le nez face aux haricots. Nourriture de faible, on n’est pas là pour faire un régime. 

Aucune injonction sociétale, pas de pression médiatique pour les hommes confinés. Le bide à bière peut continuer d’enfler tranquillement, même si on évite de boire de la Corona par superstition, faudrait pas tenter le diable. Comme d’habitude, les programmes détox, les circuits training pour perdre du gras ne leur sont pas destinés. 
Belle et confinée, mince en quarantaine. C’est toujours aux mêmes que l’on impose des diktats. 

Le corps des femmes fait l’objet d’un contrôle permanent, vidéo-surveillance accrue depuis que l’on est toustes enfermé·es chez soi 24h/24. Miroir partout, aucun échappatoire. Les injonctions sociétales réfléchies sur toutes les parois, huis-clos entêtant. « Rentre le ventre, fais du sport, il est prêt ton beach body ? Hé chérie, c’est pas en restant devant la télé que tu vas perdre ton ventre là. Oh c’est bon, c’est pas moi qui me plains d’être passée au 40 hein ». Le contexte de pandémie n’a pas sa place dans la société du paraître, filtres Instagram, gomme-moi ces bourrelets, c’est moche. Grossophobie partout, empathie nulle part. Le genre jusque dans l’assiette. Les inégalités femmes-hommes au menu. Tu mangeras plus de féculents que ta sœur, mon fils. 

« De toute façon, un homme vegan, ça existe pas, nan ? » Dans l’imaginaire collectif, un gars, un vrai, ça a besoin de viande, de muscles. « Énorme et sec » on a dit, on n’a jamais fait de prise de masse avec des lentilles corail et des radis. Virilité bafouée, masculinité brisée… les hommes tombent du trône quand ils cessent de manger de la viande et de pousser de la fonte alors ? Tremble patriarcat, vu comme c'est parti avec le climat, d’ici 30 ans y’aura plus de cadavres dans vos assiettes. Fini les guerriers, les chasseurs. Des nerfs, bien tendus, le biceps bandé, le quadriceps contracté, prêts à sauter sur leur proie, là-bas, petite biche égarée devant le Monoprix. Grrrrrr… Charal. 

En attendant, on retrouve les mêmes partout, pas de confinement pour les relous. S’il y a bien une chose que le Corona n’a pas bousculé, c’est le désir masculin. En privé, en public, il est là, toujours au rapport, prêt à envahir vos MP, il vous guette depuis le rayon des congelés. Pas de coup de froid pour les disciples du patriarcat.

« Salut ça va ? Très charmante sur tes photos », ça ratisse encore plus large qu’avant mais aucune amélioration à signaler. Les tentatives virtuelles ont remplacé les approches physiques mais elles ne sont pas moins tolérables. Si la rue n’est à plus personne, les regards insistants, persistants au-dessus des masques, appartiennent toujours aux mêmes. Même en plein confinement, on se retrouve obligée de changer d’allée pour ne pas croiser pour la troisième fois ce mec, campé depuis dix minutes devant la tête de gondole, un petit sourire entendu aux lèvres, histoire de ne pas nous louper. Prêt à nous venir en « aide » pour attraper le dernier paquet d’essuie-tout. 

Dans sa tête c’est un Disney : jeune femme fragile attendant son prince charmant. Illusion hétérosexuelle, fléau sociétal. Lâchez-nous les basques, qu’est-ce que vous comprenez pas dans « restez chez vous ? » Le harcèlement de rue s’est trouvé un descendant de qualité. Et même en ce moment, on ne peut toujours pas faire ses courses tranquillement. Invisibles, transparentes. Ça on l’est dans beaucoup de domaines encore, sauf quand il s’agit de notre apparence. 

Le confinement est genré, lui aussi. Inégal. Sexes, classes, races. Il n’échappe pas aux rapports de pouvoir, la domination masculine entre deux boites de conserve, la soumission des femmes au bout du tapis de caisse. Là aussi, les plus précarisées sont mobilisées plus que d’habitude. Pas de répit pour le care, surtout pas en temps de pandémie. Toujours les mêmes qui cuisinent, qui repassent, qui rassurent et qui préparent dans les foyers, dans les couples hétérosexuels. Charge mentale. Ça tape encore plus fort qu’auparavant. 

Violences conjugales en hausse, pensée à toutes nos sœurs confinées. En plus de lutter contre un virus mortel, la menace est partout. Dehors, mais dedans aussi. Haine exacerbée entre quatre murs, l’annonce de fin de confinement comme seul espoir. Aller faire les courses comme échappatoire, pour certaines c’est encore plus vital. 

Le supermarché comme concentré de la société. Résumé des lieux publics anciennement fréquentés. On rejoue les classiques, on assiste à une reproduction des stéréotypes. Les femmes devant les agrumes, les hommes face aux filets de dinde. Division genrée dans les allées, « oublie pas le gel douche ! Ah non pas celui-là, il sent la vanille, ça va pas ?! » 

Ça va pas trop, non. On tente d’éradiquer un virus mais y’en a toujours un·e qui reste focus sur la couleur d’un packaging, sur un parfum de savon. Foutu système de bicatégorisation...

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