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Attention : hétéros en appartement !

Homme transformant une séance de ménage en ascension alpiniste. Femme portant robe, talons et brushing pour sortir la poubelle. Homme transformant le couloir de l’appartement en couloir de natation. Femme se parfumant pour aller boire un verre dans la cuisine. Homme se mettant une perruque et du rouge à lèvres pour maintenir des rapports sexuels dans son couple en « faisant la femme s’il le faut ». Femme tapant avec une spatule sur son mari qui joue au bowling dans la cuisine. Homme prêt à toutes les options contre celle d’être confiné avec sa femme et ses enfants. Prescription de « Dikommel, Faicommel, Pensecommel, Pifermela » ou « Dikelaraison » pour obtenir la « paix à la maison ». Ces images sont aussi virales sur les réseaux sociaux que le Covid-19 dans nos hôpitaux. Elles font rire les familles. Elles font rire ma famille. Moi, elles ne me font pas rire, ce qui ne serait pas bien grave si elles n’envahissaient pas perpétuellement mon espace-temps, celui que j’ai mis des années à aménager dans les marges octroyées par l’hégémonie hétérocisgenre. Mon internet.

Car soudain, l’espace public est devenu partiellement inaccessible à toutes et tous. L’homme cisgenre, qui ne sait pas ce que c’est que de choisir son trottoir en fonction des groupes de personnes occupant la rue. La femme blanche, à qui ne viendrait jamais à l’esprit de chercher les autres blanc·hes présent·es sur une place. Le jeune homme valide, qui ne choisit pas son itinéraire en fonction de l’aménagement urbain. La femme aisée, qui ne compte pas ses euros pour savoir si elle peut se permettre de prendre un café en terrasse aujourd’hui. Le couple hétéro, qui s’accorde chaque matin un geste de tendresse devant la porte d’entrée de l’immeuble pour se souhaiter bonne journée, presque machinalement. Tout ce beau monde est désormais confiné : prière de ne pas errer dans les rues sans but, de ne pas se toucher, de ne pas se rassembler, de ne pas s’éloigner, de ne pas s’attarder… Prière de ne plus occuper l’espace public sans y réfléchir profondément avant. Et soudain, la rue n’appartient plus à personne, même plus aux dominant·es. 

Où vont les exclu·es, les marginalisé·es, les discriminé·es ? Là où on leur dit d’aller, mais aussi là où ils et elles trouvent une petite place vacante à transformer en forum. Or internet, c’est un super spot. C’est MON super spot, à moi la gouine pansexuelle. C’est NOTRE super spot, avec ma butch d’époux·se. C’est là que se créent nos communautés, nos alliances, nos vies dans les marges, nos stratégies d’occupation de l’espace-temps hétérocisnormé. C’est là qu’on s’invite, qu’on se drague, qu’on s’organise, qu’on lutte, nous le petit peuple queer. Confiné·es ? On peut s’y faire, on est habitué·es à s’autogérer, à se solidariser, à transformer les petites choses en grandes idées, à communiquer entre nous par écrans interposés, à s’inquiéter des santés mentales et besoins vitaux des un·es et des autres. Mais subir le cissexisme exacerbé des hétéros confinés sur internet, sur les réseaux sociaux et sur les applis de messageries, ÇA ça risque d’être très long et très pénible. 

Les dominant·es restreint·es, empêché·es, privé·es, interdit·es, ponctionné·es vont-ils et elles se mettre en lutte pour récupérer leurs privilèges individuels ou profiter de cette parenthèse collective pour conscientiser enfin leur perspective de genre / classe / race ? Pour l’instant, c’est mal parti. Mais ouf, c’est mercredi : ce soir, mon amoureux·se et moi, on va pouvoir occuper l’espace public et s’embrasser en pleine rue devant les sacs poubelles fraichement sortis, pendant que les hétéros seront occupés sur leurs smartphones…

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