Durant le confinement, les sphères du public et du privé se mélangent. Ces deux univers opposés et genrés fusionnent. L’homme quitte la place publique pour coloniser l’espace privé. L’homme important, blanc, hétérosexuel, cisgenre, valide, patron se retrouve délesté de son pouvoir. Que t’arrive-t-il alors, à toi, le dominant ?
Tu m’aimes.
Mais il m’est douloureux de me taire. Les ressentiments restent coincés dans ma gorge avant même d’être transformés en mots. Ils s’accumulent et finissent par m’étrangler. Ils gonflent et me remplissent. Ils tendent mes muscles.
Moi qui ai fait de mes convictions mon projet de vie, je peine à te communiquer l’oppression que tu perpétues sur ma mère et moi depuis mon enfance. Adolescente, je pensais que c’était simplement mon rejet de l’autorité. Maintenant que je reviens à la maison, je vois l’évidence frappante.
Je ne connais pas meilleur oppresseur. Pourtant, tu m’aimes. Enfin c’est ce que me dit ma mère quand elle essaye de te trouver des excuses.
Tu m’as donné l’opportunité de réaliser des études. Tu me soutiens financièrement. Je ne serai jamais assez reconnaissante de cette chance qui m’est donnée.
J’avais l’habitude de dire que mon combat, avant de se mener à l’extérieur, se menait en moi. Me libérer de l’oppression, plantée à l’intérieur de mon crâne : c’était la raison même de mon féminisme, c’était le pourquoi de cette flamme de révolte qui m’anime depuis les débuts. Aujourd’hui, l’oppression vit avec moi, chez toi.
Il faut te faire à manger, tous les jours. Deux repas par jour. Tu pestes quand ce n’est pas servi à 12h pile, tu te plains de ce qui est préparé. Après manger, tu t’en vas vaquer à tes occupations. Je ne t’ai jamais vu prendre un aspirateur. Je ne t’ai jamais vu laver une casserole. Quand ma mère est occupée, que le repas n’est pas prêt à l’heure, tu erres dans la cuisine en râlant. Comme si une faute était commise, comme si tout ceci t’était dû. Prendre une casserole, te faire des pâtes ? On dirait que ça te brûlerait la main. Pourtant ce n’est pas le talent qui te manque. Je t’ai déjà vu à l’œuvre, quand il y a des invités, avec tes fameux magrets de canard. Preuve que tu n’en es pas incapable.
Pour l’anniversaire de ma mère, il y a 2 jours, même rengaine. Tu ne penses même pas à lui faire plaisir, c’est à elle d’organiser son propre anniversaire si elle veut le fêter. Elle prépare elle-même son repas festif, cuisine elle-même son gâteau. Pourtant, elle se plie toujours en quatre pour ton anniversaire à toi.
Ça me brise le cœur. Je ne peux plus laisser ma mère être ton esclave, je ne peux plus la laisser seule face à ce lave-vaisselle, face à cette maison beaucoup trop grande que tu as voulue et qu’elle passe son temps à dépoussiérer, laver, les genoux fatigués, à quatre pattes à frotter le sol. Je la soutiens, je fais ma tâche, souvent en faisant les repas. Alors ça devient mon oppression à moi.
Tu m’aimes.
Mais tu me méprises. Tu es le roi. Tu ne m’écoutes jamais. Tu n’écoutes personne. Tu es si doué pour faire passer les personnes devant toi pour des idiots profonds. Tu rivalises d’imagination pour sortir la phrase la plus humiliante et dégradante que tu peux. Pas forcément grossière. Pas tout le temps méchante au première abord. C’est bien plus subtil que ça. Tu analyses les faiblesses de l’ennemie pour le neutraliser. Et c’est souvent gratuit. C’est un passage à tabac psychologique. C’est de la violence verbale. Ta meilleure arme. Mais c’est toujours pour notre bien. C’est toujours parce que tu sais mieux que nous ce qui est juste.
D’ailleurs, ton temps est plus précieux que le nôtre. Alors que tu ne travailles même plus à cause du confinement, tout a l’air d’être investi d’une mission divine d’une importance supérieure. C’est toi le grand homme qui finance notre vie. Ton excuse préférée quand on te demande d’aider : « Est-ce que vous m’aidez, vous, dans mon travail ? ».
Je connais tes mécanismes de domination. Ce sont mes études. Je décortique et analyse le système d’oppression, ses déclinaisons, ses outils, ses configurations. Ça ne rend l’oppression que plus visible. Et c’est ma déformation professionnelle, qui ne rend ce confinement que plus amer. Difficile de combattre le patriarcat quand il mange en face de vous.
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